Le fact-checking de la méthode agile

Alexandra DERT - Artimon

Alexandra Dert

Consultante senior

L’agilité est partout. Dans notre univers professionnel bien sûr mais également dans notre vie quotidienne. Qui a pu échapper ces dernières années à ces publicités pour des banques, des voitures ou même de la nourriture pour chat qui vantaient l’agilité comme un atout, un objectif, une nécessité ? L’agilité n’est plus une tendance, c’est devenu une injonction.

Pour les entreprises, se réclamer de l’agilité, ou au moins s’en approcher, est devenu un gage de dynamisme et d’efficacité. Pourquoi ? Quels sont les ressorts de cet engouement ? Quels avantages propose ce paradigme managérial et organisationnel qui le rendent si attrayant ? Et les promesses faites sur le papier sont-elles toutes tenues dans la pratique ?

Après avoir rappelé les principaux concepts de l’agilité et les transformations qu’ils sous-tendent dans une organisation, nous en analyserons les bénéfices annoncés et attendus. Nous les comparerons ensuite à quelques expériences sur le terrain en nous attachant, dans cette dernière partie, à mettre en évidence les prérequis de l’agilité, et leurs modalités de mise en place.

Pourquoi devenir Agile ?

La principale motivation, voire la nécessité, à l’adoption des méthodes agiles pour les entreprises tient dans la volonté de répondre à l’évolution de leur environnement. En externe, il se caractérise désormais par une complexité et une incertitude croissantes ; en interne, par une quête de sens et la revendication d’une plus grande autonomie de la part des collaborateurs.
Pour faire face à ces enjeux, les méthodes agiles proposent quelques concepts clés qui sont autant de défis mais aussi de bouleversements pour les entreprises.

 

Des transformations en profondeur

La mise en place de méthodes agiles dans une entreprise nécessite plus que de simples changements cosmétiques. Appeler un chef de projet Product Owner, attribuer le titre de Scrum master à un collaborateur et parsemer les murs de post-it ne suffisent pas à rendre un projet agile. De la même façon, pour qu’une entreprise devienne agile, toutes les composantes de son organisation et de son management doivent être revues.

« L’agilité repose sur un sens collectif de la responsabilité »

Commençons par le management. Si dans certaines entreprises, il a déjà pris le tournant de la souplesse et de l’horizontalité, dans d’autres, il est encore trop marqué par une hiérarchie verticale forte et une rigidité paralysante. En mode agile, le management doit être facilitateur plutôt que donneur d’ordres, laisser de l’autonomie aux équipes et fonctionner sur la confiance plutôt que sur le contrôle. Ces pratiques n’excluent pas une certaine supervision mais celle-ci devra s’opérer sur le mode collaboratif. L’agilité repose ainsi sur un sens collectif de la responsabilité.

Un nouveau rapport au changement constitue également une évolution nécessaire. Celui-ci se doit d’être accueilli avec enthousiasme et vu comme une opportunité plutôt que comme un risque ou une contrainte. Afin que les changements soient intégrés sans heurts, la remise en question permanente des pratiques doit devenir la règle. Cela ne signifie pas qu’il faut tout changer tout le temps mais au moins se poser la question de possibilités d’amélioration. Pour cela, on s’appuie sur deux des piliers de Scrum, une des méthodes agiles les plus connues : l’inspection puis l’adaptation. Le recours à ces pratiques qui proposent de troquer une stabilité, rassurante mais parfois bloquante, contre un mouvement, potentiellement anxiogène mais efficace, remet en cause l’utilisation, et peut-être même, l’utilité d’une planification précise et intangible, que beaucoup jugent encore indispensable dans le cadre d’un projet.

En matière de communication, des évolutions sont également à prévoir. De formelle et descendante, la communication doit devenir ouverte et participative. Le management a ainsi un rôle à jouer pour encourager la transparence, un des piliers Scrum souvent malmené. Elle repose sur la confiance, la bienveillance et le droit à l’erreur, valeurs parfois affichées mais souvent peu effectives dans le monde de l’entreprise.

Les équipes, réduites en taille et interdisciplinaires, doivent être autonomes et autogérées. Elles sont à même de définir leurs besoins et de demander des ressources supplémentaires si besoin ; elles ont toute latitude pour prendre des décisions sans forcément en référer à la hiérarchie. La communication horizontale, le partage des feedbacks et la transparence sont de mises aussi pour les opérationnels. La collaboration entre membres d’une même équipe et entre différentes équipes doit être favorisée. Pour être efficace, on privilégiera les échanges directs et les face-à-face plutôt que des longs mails ou des conférences téléphoniques.

« L’approche empirique des méthodes agiles implique souplesse et adaptabilité »

L’agilité est également basée sur le pragmatisme et l’expérimentation. Rien ne sert, en effet, de rester accroché à ce qui a été défini au début d’un projet mais qui manifestement ne fonctionne pas ou ne convient plus, à la suite d’un changement de contexte, d’objectifs ou de technologie. Comme vu plus haut, les changements devront être intégrés régulièrement, et pour ce faire, l’expérimentation, accompagnée de feed-back réguliers doit devenir la règle. Des cycles courts et des itérations nombreuses (livraisons d’un incrément plutôt que du produit finalisé), permettront d’avoir des retours d’expérience fréquents (de la part des utilisateurs, des clients) pour tester la fiabilité du produit et leur adéquation avec les besoins finaux, puis d’effectuer rapidement les ajustements nécessaires. L’approche empirique des méthodes agiles implique ainsi souplesse et adaptabilité.

Des promesses d’impact au-delà d’une méthode

L’entreprise agile place la satisfaction du client en tête de ses objectifs. Les moyens pour l’atteindre sont inhérents aux principes rappelés plus haut : une priorité donnée à la valeur et à la qualité du produit ; une confrontation au marché (utilisateurs, clients,) plus fréquente grâce à des itérations nombreuses (livraisons successives d’incréments et non du produit fini) ; anticipation et adaptation aux changements (dans les besoins, les objectifs…), amélioration continue.

« Les collaborateurs retrouvent les bénéfices de l’agilité, et se forme alors le cercle vertueux motivation, engagement, efficacité, satisfaction »

Les modes de production basés sur la collaboration, le partage des compétences, la communication et la transparence, augmentent l’efficacité des équipes et réduisent ainsi le coût et les délais de production. Mais ce n’est pas tout. Outre le plaisir et la fierté de participer à des projets qui avancent et apportent une réelle valeur-ajoutée, les équipes agiles trouvent des motifs de satisfaction dans l’ambiance de travail, les relations avec leurs collègues, l’autonomie qui leur est laissée. Les bénéfices de l’agilité se retrouvent ainsi chez les collaborateurs et le cercle vertueux motivation, engagement, efficacité, satisfaction, peut alors se former.

Hors de la sphère IT, l’agilité constitue également un levier de performance. Si l’on se place dans le domaine des ressources humaines, le salarié devient alors client de la DRH. Et en tant que client, pour répondre au principe N°1 de l’agilité, sa satisfaction et son bien-être sont ainsi au cœur des préoccupations de l’entreprise.

Quête de sens, demande d’autonomie, besoin d’être partie prenante sur des projets et d’influer sur certaines décisions, toutes ces attentes, de plus en plus prégnantes chez les salariés, trouvent des réponses dans les valeurs sur lesquelles repose l’agilité : les individus et leurs interactions plus importants que les processus ; priorité donnée au pragmatisme et à l’efficacité ; une collaboration favorisée entre toutes les parties, internes comme externes ; capacité à répondre au changement, à s’adapter et à innover.

Des expériences

Devant tant de valeurs positives, de bienfaits attendus et de promesses exaltantes, il est logique que l’agilité ait conquis le monde du travail et que les entreprises non seulement s’en réclament mais mettent effectivement des éléments en place pour y parvenir, si ce n’est sur la totalité de leur organisation, au moins sur quelques-uns de leurs projets.

En effet, l’agilité n’est pas absolue. Il n’y a pas d’un côté des entreprises agiles et de l’autre des entreprises non-agiles. Il y a des entreprises plus agiles que d’autres, des choix organisationnels qui favorisent l’agilité, d’autres qui l’inhibent. En fin de compte, il existe ou non un état d’esprit agile.

Afin de réussir une transformation agile, il faut donc agir sur les sentiments, les mentalités, la culture d’entreprise et donc sur l’humain. Force est de constater que les faits contredisent en grande partie cette approche.

La plupart du temps, l’agilité est morcelée, c’est-à-dire que l’on ne prend que quelques principes sans pratiquer une approche globale. Par manque de moyens, de temps, de conviction, ou d’appui de la Direction, on va ainsi se contenter de mettre en place quelques rôles, quelques réunions et artefacts empruntés à Scrum. Les projets se doteront alors d’un Product Owner, parfois d’un Scrum Master. Des mêlées quotidiennes ou des séances de « grooming » seront organisées. Les méthodes seront modifiées, plus ou moins en profondeur, sur un projet emblématique ou sur quelque autres mais le changement de paradigme au niveau de l’entreprise dans son ensemble ne sera pas au rendez-vous ni les résultats à la hauteur des attentes de ceux qui souhaitent l’émergence d’une entreprise agile, voire « libérée ».

« Pour plus d’impact, l’ensemble de l’écosystème doit adhérer aux principes de l’agilité »

Mise en place ainsi de façon parcellaire dans ces principes, on constate que l’agilité l’est aussi dans son périmètre d’application. En effet, elle est la plupart du temps concentrée quasi exclusivement sur les équipes de développeurs quand elle devrait s’étendre à l’ensemble de l’écosystème de livraison du produit. La dynamique ne sera pourtant optimale que si toutes les équipes collaborent et adhèrent aux mêmes principes, et aux mêmes valeurs. Les équipes fonctionnelles et métier (maîtrise d’ouvrage / utilisateurs) sont en effet souvent moins intégrées aux pratiques agiles, par manque d’appétence, de sensibilisation ou de pratique. Sans parler du top management qui est souvent bien loin de ces nouvelles modalités organisationnelles et de ce qu’elles impliquent.

La généralisation de l’agilité dans toutes les composantes de l’entreprise et à tous les niveaux de responsabilité est un travail de longue haleine, qui nécessite une vision et une force de conviction de la part de la Direction. Un changement culturel ne s’opère pas du jour au lendemain. Persévérance, ouverture d’esprit, bonne volonté et flexibilité de tous les acteurs impliqués en constituent les prérequis.

On peut le regretter mais force est de constater que ces atouts ne sont pas l’apanage de toutes les entreprises. Doivent-elles pour autant renoncer totalement à toute forme d’agilité au sein de leur organisation ? Peut-on envisager l’agilité dans un mode partiel ou « dégradé », sans retenir le sens péjoratif du mot ? Existe-t-il différentes chemins pour accéder à l’agilité ?

On peut en effet se demander si les transformations mises en place sur le mode incrémental et dans une logique bottom-up, même si elles portent en elles le risque de ne jamais concerner tous les acteurs, ne seraient pas le meilleur moyen de développer l’agilité dans l’entreprise, en évitant le rejet lié à un changement trop rapide. (Cf. encart) Une approche plus radicale, dont l’impulsion serait donnée par la direction ou le management (Top-down) aurait-t-elle au contraire plus de chances d’être efficace ? La légitimité des décideurs saurait-elle limiter la résistance au changement des individus ?

En définitive tout sera une question de contexte de l’entreprise : taille, âge, stratégie, culture. Tous ces éléments devront être pris en compte dans la façon dont l’agilité sera mise en place, intégrer les comportements et gagner les esprits, puisque c’est cela dont il s’agit.

CASE STUDY : AGILITÉ A PETITS PAS DANS UN GRAND GROUPE FRANÇAIS

Une grande entreprise française, pour réaliser un projet IT d’envergure (plus de 1000 j/h) destiné à industrialiser une partie de sa filière logistique, décide d’appliquer une méthode Agile afin d’assurer la réussite du projet mais aussi de véhiculer une image de dynamisme et d’efficacité.

Lors de la conception, l’ensemble des ingrédients de l’agilité sont réunis. Les contributeurs sont rassemblés au sein d’un plateau projet dédié, un Product Owner ainsi qu’un Scrum Master sont nommés, les instances de gouvernance Scrum sont définies et les modes d’échange collaboratifs, souples et a priori bienveillants, appliqués.

Ainsi, l’enjeu devient double : réussir le projet, bien sûr, mais aussi valider la démarche adoptée qui constitue une innovation organisationnelle pour la société. Pour mettre tous les atouts de son côté, le Comité de pilotage souhaite doter l’équipe projet d’un coach « Agile ». Son rôle est de sensibiliser, d’initier l’équipe aux concepts clés et aux enjeux associés à la méthode. Une équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage chargée d’accompagner et d’assister l’équipe métier au quotidien est également constituée.

Dès les premiers sprints, cette inflation d’acteurs et d’instances ainsi que la débauche d’énergie fournie pour respecter le cadre organisationnel donne le sentiment que la méthode est plus importante que la finalité du projet. En effet, l’impression domine que, focalisés sur la méthode Agile, les responsables ont perdu de vue les fonctionnalités cibles du produit et les besoins clients.
Forte de ce constat et s’appuyant sur une des règles clés de l’agilité, à savoir la remise en question permanente des pratiques, l’équipe projet décide de modifier son organisation. Les acteurs optent alors pour une agilité parcellaire.

Ainsi, certains composants clés du produit final sont développées en suivant une approche traditionnelle et non itérative (interfaces avec outils connexes, notamment avec l’outil de gestion de stock). Parallèlement, la majeure partie de l’application est construite en conservant certains éléments de la méthode agile (environnement collaboratif, démarche incrémentale, démonstrations fréquentes…), tout en s’appuyant sur des outils et une méthodologie de projet IT classique (nombreuses instances de gouvernance, processus de décision hiérarchisé, rédaction des livrables standards…).

Très vite, il apparaît en effet difficile de mener un projet de création d’une application métier en se passant d’étapes telles que la rédaction de spécifications ou la planification des actions et des acteurs. Ces étapes sont donc réintégrées au projet, par mesure d’efficacité mais également pour redonner aux acteurs les repères qu’ils ont perdus.

Cette expérience montre qu’imposer l’agilité en mode « big-bang » comprend des risques de rejets et de déstabilisation des équipes. Une appropriation réussie passe par un processus progressif : sensibilisation en amont, discernement quant aux premiers éléments de la méthode à mettre en place, prise en compte du contexte et des contributeurs dans les choix opérés, quitte à s’appuyer sur une analyse comparative entre les éléments agiles et les composants des méthodes classiques, afin de choisir le plus adapté.

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Références

Pernot, Pablo « Être agile ? », 7 juillet 2017
Soluti « Top 3 des raisons de gérer un projet en mode Agile », 5 octobre 2017
Neoma Business School « Quel lien entre agilité et performance ? », 2018
Ninon, Renaud « La méthode agile, une promesse et un défi à la fois », 9 décembre 2016
Aubry, Claude. « Les promesses de l’Agilité », non daté
CIGREF, « L’Agilité dans l’entreprise. Modèle de Maturité », Octobre 2015

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