Ce que nous apprend le cas de Toronto sur le développement des villes intelligentes
Bien qu’il existe plusieurs définitions de la notion de « ville intelligente » dans la littérature académique, la plupart se retrouve sur l’usage de la technologie pour collecter et traiter des informations dans un but de suivi, d’optimisation et de gestion de la ville. Le concept de « ville intelligente » est ainsi intimement lié aux technologies de l’information et de la communication. Cela inclut internet, les réseaux sans fil, les téléphones, etc. La notion de « ville intelligente » est ainsi utilisée pour décrire les technologies qui rendent la ville plus efficiente et agréable (De Lange and De Waal 2013). Sa mise en place répond à des fins d’amélioration de la qualité de vie des citoyens et pour résoudre des problèmes urbains.
Son développement permet également d’illustrer deux conceptions de la gestion politique des villes, qui ne s’opposent pas nécessairement : les autorités donnent l’unique direction au développement des villes intelligentes et à l’intégration des technologies (top-down) ? Ou bien leur évolution peut émerger localement, en fonction des contextes et des interactions avec les citoyens (bottom-up) ? Le premier modèle « top-down » cherche à renforcer l’efficience, la sécurité et le contrôle de la ville. Quant au second « bottom-up », il s’intéresse à la sociabilité, à la transparence et aux loisirs. On retrouve ces idées très tôt, dans les réflexions sur la ville du futur, par exemple chez Howard dans son livre « The Garden cities of Tomorrow » (1808). Il est alors question d’équilibrer les besoins individuels avec ceux émergeant de la communauté (Angelidou 2015).
Un regard historique sur la notion de « ville intelligente »
Le concept de ville intelligente a historiquement évolué grâce à plusieurs événements marquants. Dès les années 1880 aux Etats-Unis, des machines ont été introduites pour recenser une population qui grandissait de plus en plus vite : la Hollerith Machine, qui a permis d’améliorer la vitesse du recensement, passant de 7 années à 2 années en 1890.
En 1924, la société qui avait créé cette machine est devenue IBM (International Business Machines). Ses clients étaient alors des gouvernements, des sociétés de train et de livraison américaines. C’est dans les années 50 qu’IBM est passée de ces machines de recensement aux technologies informatiques. En parallèle et autour de la même période, des chercheurs ont commencé à utiliser des méthodes de défense pour les appliquer à la gestion de la ville de Los Angeles. Dans les années 80, le gouvernement de Singapour a ordonné une mission nationale pour exploiter les technologies de l’information intensivement pour améliorer la compétitivité économique et la qualité de vie. Par la suite, de plus en plus de villes ont utilisé les technologies de l’information pour résoudre les problèmes urbains. Des sociétés comme Cisco, Siemens, General Electric sont entrées sur le marché pour concurrencer IBM, réalisant des projets pilotes pour démontrer comment les technologies peuvent être utilisées pour moderniser les infrastructures et être intégrées dans les futurs designs des villes.
Ainsi, l’émergence des smart-cities peut être lue comme le résultat de 4 tendances : le besoin d’outils pour gouverner et contrôler les zones urbaines en forte croissance, le développement des technologies de l’information, la croissance des grandes sociétés de technologies et enfin l’intérêt des citoyens à développer des applications pour rendre leurs villes plus agréables (Montes 2020), comme en témoigne le développement dès les années 90, d’applications et de guides participatifs des villes. Cela est facilité par des technologies devenues plus abordables, fiables et fonctionnant en temps réel (Angelidou 2015), ainsi que par l’utilisation croissante du big data pour identifier des tendances sur l’environnement urbain et sur les incidents. D’aucuns font l’hypothèse que puisque la technologie est de moins en moins chère, elle sera adoptée de plus en plus au sein des villes.
Mise en perspectives
Des chercheurs ont mis en avant la complexité du développement historique des villes intelligentes. Il s’agit en réalité d’un phénomène multi-dimensionnel, prenant en compte la mobilité, la sécurité, l’environnement et le futur. Ces axes de lecture ont répondu à des problèmes distincts et des objectifs de gestion de villes différents à travers le temps (Yang 2020). Plutôt que de voir la ville intelligente comme une série de disruptions technologiques, on peut s’intéresser à la localisation, à l’histoire d’une ville en particulier ou à ses caractéristiques au sens large. Au contraire, il est limité et restrictif de considérer le concept de ville intelligente comme homogène et universel.
En outre, on peut reporter un certain nombre de « risques » liés aux villes intelligentes (Shayan et collègues 2020). Différents risques ont été reportés: organisationnels, sociaux et technologiques. Ils diffèrent en fonction de la modernité de la ville : on remarque que les villes ayant démontré un intérêt pour les villes intelligentes depuis longtemps, ont tendance à s’intéresser davantage aux risques sociaux engendrés.
Les risques organisationnels correspondent à une absence de compétences nécessaires à la gestion de la smart city au sein la ville, la sur-représentation de la technologie comme réponse à l’action publique, et la complexification des processus de management de la ville.
En termes de risques sociaux, les recherches identifient plusieurs éléments. D’une part, les conflits d’intérêts potentiels entre les différentes parties prenantes, ou le manque de confiance des citoyens dans les porteurs des solutions technologiques. En parallèle, l’absence de participation des citoyens dans les processus de décision peut générer des risques en termes d’acceptabilité et de confiance. Les risques économiques sont également importants : une ville centrée autour des technologies est plus vulnérable à la division entre les différents niveaux d’alphabétisation numérique et à la gentrification des quartiers, en lien avec l’augmentation des coûts liés à l’utilisation des nouvelles technologies.
Les risques technologiques sont également à considérer, comme la cybersécurité, les menaces ou les potentielles pertes de données. Du point de vue de l’infrastructure, les villes doivent développer des compétences de maintien et entretien de l’infrastructure technique, tout en garantissant la compatibilité et l’interopérabilité entre les différents systèmes.
Ces éléments mettent en exergue le besoin d’une attention particulière portée sur les risques d’une approche trop importante des smart cities, qui ne tient pas compte des spécificités et du status quo d’une ville ou un quartier en particulier. Ces risques se situent au carrefour des éléments inhérents aux projets de transformation digitale ainsi qu’aux considérations d’ordre éthique et social.
Illustration d’une ville intelligente : échec à Toronto ?
Alors que, comme nous l’avons indiqué, la notion de ville intelligente a été développée à des fins d’amélioration des villes à travers la technologie, c’est-à-dire avec un problème précis ou un contexte spécifique en vue, la ville de Toronto a testé la notion comme une stratégie de conception et construction de ville à part entière, à travers le projet « Quayside ».
En octobre 2017, la ville de Toronto a annoncé la société Sidewalk Labs gagnante de l’appel d’offre pour l’aménagement de 2000 hectares le long de la berge du lac. Le projet « Quayside » a été imaginé pour la ville de Toronto par Sidewalk Labs, une filiale de Google spécialisée dans la planification urbaine et les infrastructures. Sidewalk avait prévu d’investir 900 millions de dollars avec l’objectif de créer le quartier le plus innovant qui ait jamais existé. Le projet cherchait à devenir une autorité et une preuve du fonctionnement des cités intelligentes, démontrant par exemple que les capteurs ont leur place dans les villes les plus démocratiques. Ainsi, Quayside intégrait des robots-taxis, des trottoirs chauffés, une collecte autonome des ordures… Des technologies auraient permis de surveiller les passages à niveaux, mais aussi le niveau d’utilisation des bancs dans les parcs.
Il était en effet prévu que Toronto fasse une expérience urbaine hors du commun, avec l’idéation d’un espace entièrement conçu et rendu possible grâce et à travers la technologie. Ce projet permettrait à Sidewalk Labs de démontrer sa vision de la ville intelligente, mais il fût un fiasco et a dû être arrêté. En mai 2020, la société s’est retirée définitivement, invoquant la crise économique liée au coronavirus. En réalité, ses plans étaient controversés bien au-delà des aspects économiques, par exemple en termes de confidentialité ou concernant la place de la société dans la gouvernance de la future ville.
Les raisons de l’échec
Le projet Quayside à Toronto devait être une vitrine de la ville intelligente du futur, intégrant des technologies avancées pour améliorer la vie urbaine. Cependant, ce projet a échoué pour plusieurs raisons cruciales qui soulignent l’importance d’une approche méthodique et raisonnée dans le développement des smart cities.
Problèmes de confidentialité et de gouvernance
Le projet prévoyait une collecte massive de données des résidents pour optimiser les services urbains. Cependant, beaucoup craignaient une surveillance excessive et un manque de protection de la vie privée. Le projet a créé polémique en particulier concernant la gestion de la confidentialité de la donnée. Les citoyens de la ville se sont opposés à la gestion de leurs données par une société privée ayant visiblement une large marge de manœuvre. Cela illustre une approche « bottom-up » opposée à une vision « top-down » : les citoyens ont manifesté leur besoin de sécurité et de garanties dans la gestion de leurs données, et ont été déterminants dans la validation de questions de gouvernance de la donnée.
Cela témoigne de l’importance de garantir la transparence sur la collecte et l’utilisation des données. Les conflits d’intérêt potentiels doivent également être adressés dès lors qu’un acteur majeur des NTIC est mobilisé sur le projet.
Manque de consultation et participation citoyenne
Les résidents et les parties prenantes locales ont ressenti que leurs opinions et leurs besoins n’étaient pas suffisamment pris en compte. Le projet a été perçu comme imposé d’en haut, sans réelle consultation publique.
Objectifs de performance technologique par opposition aux besoins réels
Le projet Quayside semblait mettre la technologie au premier plan, parfois au détriment des besoins réels des citoyens. La technologie était souvent perçue comme une fin en soi plutôt qu’un moyen de résoudre des problèmes concrets.
Sidewalk Labs avait été annoncé comme pouvant transformer la manière dont on vie, travaille et joue dans la ville. La ville avait été désignée à travers les possibilités de la technologie, et non comme réactive à des problèmes existants ou prenant en compte le contexte spécifique et les besoins et attentes de ses citoyens.
En somme, la société Sidewalk n’a pas gagné la confiance que les citoyens de Toronto accordent à leurs pouvoirs publics, qui se sont montrés peu friands de la voir contrôler des données des routes, transports, ou même des informations concernant leurs habitudes et routines. En outre, le manque de clarté en termes de gouvernance, des rôles et des responsabilités a conduit à l’absence de soutien public au projet et à l’opposition des organisations locales et des groupes des citoyens. Au lieu de mettre la technologie au service des citoyens et de leurs besoins, le projet Quayside semblait une démonstration du potentiel et des différents usages technologiques, au détriment des attentes des habitants de la ville et leurs problèmes spécifiques. La notion de smart city n’était pas mobilisée comme un moyen d’améliorer la qualité de vie des citoyens mais plutôt comme une fin en soi.
Conclusion
Ce cas amène une réflexion autour de la place à donner aux technologies au sein de la ville, de l’acceptation des citoyens et l’adéquation avec les besoins et le contexte spécifique.
Finalement, une approche raisonnée des villes intelligentes devrait prendre en compte : l’avancement du capital humain (l’autonomie des citoyens, le capital intellectuel, la création de connaissance) ; l’avancement du capital social (la durabilité sociale et l’inclusion numérique) ; le changement de comportement (sens de l’action, sentiment d’être propriétaire et responsable de la ville) ; et enfin une approche qui part de l’humain (la technologie en réponse des besoins, les compétences et intérêts des citoyens) (Angelidou 2015).
Le projet Quayside à Toronto met en évidence qu’une approche méthodique est indispensable dans le développement des smart cities. Plutôt que de se concentrer uniquement sur l’intégration de technologies avancées, il est impératif de placer les besoins des citoyens au cœur des initiatives. La technologie doit être un moyen d’améliorer la qualité de vie, et non une fin en soi. La consultation et la participation citoyenne, la protection de la vie privée, une gouvernance transparente, les capacités et compétences de la ville, ainsi que la prise en compte des besoins réels des résidents sont des éléments fondamentaux pour éviter des échecs criants comme celui de Quayside.
Références
Angelidou, M. (2015). Smart cities: A conjuncture of four forces. Cities, 47, 95-106.
De Lange, M., & De Waal, M. (2013). Owning the city: New media and citizen engagement in urban design. First Monday, 18(11). doi:10.5210%2Ffm.v18i11.4954
Jacobs. (2022) : Toronto wants to kill the smart city forever, MIT Technology Review
Montes, J. (2020). A historical view of smart cities: Definitions, features and tipping points. Features and Tipping Points (June 1, 2020).
Schmookler, J. (1966). Invention and economic growth. Harvard University Press.
Schumpeter, J. A. (1947). Capitalism, socialism, and democracy (2nd ed.). New York, London: Harper.
Shayan, S., Kim, K. P., Ma, T., & Nguyen, T. H. D. (2020). The first two decades of smart city research from a risk perspective. Sustainability, 12(21), 9280.
Yang, C. (2020). Historicizing the smart cities: Genealogy as a method of critique for smart urbanism. Telematics and informatics, 55, 101438.