Comprendre et mesurer les attitudes individuelles et collectives envers le télétravail
- Le télétravail change notre rapport traditionnel à l’environnement de travail. En ce sens, il présente des opportunités et des défis. Une implémentation réussie nécessite une approche stratégique tenant compte des dynamiques sociologiques et cognitives propres à chaque organisation.
- Malgré son adoption massive récente, une méconnaissance persiste quant aux effets et implications du télétravail au niveau individuel et organisationnel, ce qui souligne la nécessité d’une approche fondée sur des recherches scientifiques.
- Des études montrent qu’un encadrement clair et des outils de collaboration adaptés sont essentiels pour garantir une productivité accrue et une meilleure satisfaction des employés. Cela implique la réalisation d’un diagnostic des besoins de l’organisation, mais aussi des préférences et possibilités des employés.
Malgré sa banalisation récente, le télétravail peut avoir des effets complexes sur les employés, influençant leur performance et leur bien-être. Ainsi, son intégration au sein des organisations requiert une analyse approfondie et une stratégie adaptée, tenant compte des avantages potentiels et des défis inhérents à cette modalité de travail. Faute de quoi, les spécificités et externalités négatives se font ressentir, parfois trop tard.
Cette démarche, que nous détaillons dans la suite de cet article, permet de prendre en compte des facteurs psychologiques, professionnels et sociaux qui impactent la manière dont les individus adoptent le télétravail et ses effets.
Les avantages, tels que la réduction des coûts opérationnels et la diminution de la congestion routière, doivent être équilibrés avec les impacts variés sur la productivité et le bien-être des employés, qui peuvent fluctuer en fonction des conditions d’application et des circonstances personnelles de chaque travailleur. Ainsi, l’élaboration d’une stratégie d’implémentation du télétravail nécessite une compréhension fine des dynamiques sociologiques et cognitives propres à l’organisation concernée. Cela peut être fait à travers l’outil de diagnostic que nous avons développé, qui permet d’évaluer objectivement les besoins et préférences des employés en matière de télétravail.
Comprendre le télétravail
Le terme de télétravail désigne un modèle de travail dont l’emploi se voit de plus en plus fréquent. Bien que sa définition ne soit pas clairement établie à travers la littérature scientifique en raison notamment de ses multiples appellations anglophones, les différents travaux s’accordent sur ses deux caractéristiques principales : le travail est effectué totalement ou partiellement (hybride) à distance du site de l’entreprise et les tâches sont effectuées au travers d’outils digitaux. (Vous pouvez consulter notre rapport sur « Les environnements numériques de travail ») Par conséquent, ce phénomène est spécifique aux activités du secteur tertiaire qui ne sont pas intrinsèquement liées au lieu de travail de l’entreprise.
En raison de la pandémie de Covid-19, le télétravail est devenu un sujet très saillant dans les environnements de travail avec environ 40% de la population active européenne travaillant à distance, alors que seulement 15% des travailleurs en avaient une expérience préalable selon Eurofound. L’explosion récente du nombre de travailleurs à distance a mis en évidence une lacune dans la connaissance générale du grand public sur ce sujet, alors même que de nombreuses études scientifiques existent dans le domaine.
Le télétravail peut être associé à des avantages ainsi qu’à des inconvénients. Il permet de réduire les coûts immobiliers (grâce à des dispositifs comme le flex-office), ou encore la densité du trafic automobile dans certaines zones. Mais il peut également avoir des impacts aussi bien positifs que négatifs sur la productivité et le bien être des travailleurs, en fonction de son application et de la situation de chaque individu. Dès lors, si l’objectif est de maximiser les effets bénéfiques du télétravail, il est essentiel de définir une stratégie d’implémentation en prenant en compte la réalité sociologique et cognitive d’une organisation.
Des études à grande échelle
Il existe plusieurs facteurs à prendre en compte pour déterminer si une organisation est prête pour le télétravail. Selon Bloom et al. (2015), il est essentiel d’établir des protocoles de communication clairs pour le travail à distance. Les dirigeants doivent veiller à ce que les employés disposent de l’infrastructure technologique nécessaire pour accomplir leurs tâches depuis un lieu alternatif. Des outils de collaboration efficaces, tels que la visioconférence et les plateformes de partage de documents, permettent aux équipes réparties de travailler de manière fluide (Bloom et al., 2015).
En effet, dans une étude impliquant 16.000 employés, ceux qui se sont portés volontaires pour le télétravail ont été aléatoirement assignés soit au travail à domicile, soit au bureau pendant neuf mois. Le télétravail a conduit à une augmentation de la performance de 13%, dont 9% étaient expliqués par une réduction des pauses et des jours de maladie, et 4% par un environnement de travail plus calme et plus pratique. Les travailleurs à domicile ont également rapporté une amélioration de leur satisfaction professionnelle, et leur taux de démission a été réduit de moitié. Les chercheurs ont aussi noté une diminution du taux de promotion conditionné à la performance.
Une question de confiance… et de responsabilité
La confiance et la responsabilité constituent des éléments essentiels pour le succès des politiques de télétravail. Ceci se base en partie par la mise en place de procédures permettant de suivre les performances de manière objective, plutôt que de compter uniquement sur la supervision directe. Cela n’est pas sans poser nombre de questions d’ordre culturel au sein de certaines organisations.
En effet, l’établissement d’une confiance réciproque entre les managers et les employés en télétravail revêt une importance capitale, comme l’a souligné DuBrin (1991). Les contrôles réguliers et les rapports d’activité contribuent à maintenir une communication claire sur les tâches accomplies. Néanmoins, il est crucial que les dirigeants évitent la micro-gestion et respectent les périodes de repos des employés, comme le recommandent Wilton et al. (2019).
La culture organisationnelle joue aussi un rôle déterminant dans l’adoption du télétravail. Ce mode de travail s’épanouit dans des environnements valorisant les résultats, l’innovation et l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, plutôt que la présence physique au bureau, selon Gajendran & Harrison (2007). À travers l’élaboration d’un cadre théorique et l’analyse de 46 études portant sur 12.883 employés en situation réelle, les chercheurs ont démontré que le télétravail présente des avantages modestes mais significativement positifs sur des indicateurs immédiats tels que l’autonomie perçue et la réduction des conflits travail-famille.
En outre, il est intéressant de noter que le télétravail ne montre pas d’impact négatif global sur la qualité des relations professionnelles. De plus, il favorise des améliorations notables sur des aspects plus globaux, tels que la satisfaction au travail, la performance, la volonté de rester dans l’entreprise et la réduction du stress lié au rôle. Ces effets positifs semblent en partie liés à une plus grande autonomie ressentie. Cependant, il est important de remarquer que le télétravail intensif (plus de 2,5 jours par semaine) peut renforcer ses aspects positifs sur la conciliation travail-famille tout en détériorant les relations entre collègues.
Par où commencer ?
Avant de déployer le télétravail à grande échelle, il est conseillé aux managers d’initier des programmes pilotes avec une sélection d’employés spécifiques. Ceci permet d’évaluer la fonctionnalité de la technologie, l’impact sur la productivité et l’engagement des dirigeants. les postes des fonctions support peuvent ne pas être adaptés au travail à distance à plein temps en raison des exigences spécifiques des tâches (Bloom et al., 2015). Une sélection minutieuse garantit que les politiques de télétravail réalisent les avantages escomptés, tels qu’une plus grande flexibilité et une meilleure rétention, sans compromettre la collaboration ou le flux de travail (Gajendran & Harrison, 2007).
Le support technique est également essentiel. Les emplois à distance rencontrent souvent davantage de problèmes informatiques que ceux en présentiel. Les organisations doivent offrir une assistance à distance efficace pour la configuration des équipements à domicile et la résolution des problèmes intermittents (Morganson et al., 2010). Le support technique est crucial pour renforcer la confiance des employés et des managers, assurant ainsi que la productivité ne soit pas affectée par des soucis technologiques. Un autre aspect à considérer est la compatibilité des postes avec le travail à distance. Le télétravail est particulièrement bénéfique pour les emplois nécessitant une concentration individuelle, tels que l’écriture, la programmation ou la conception, qui ne dépendent pas fortement du travail d’équipe (Gajendran & Harrison, 2007). Les postes traitant de matériaux sensibles ou nécessitant des services en face à face avec les clients ne sont généralement pas bien adaptés à la transition. Les programmes pilotes permettent d’identifier les emplois qui se prêtent bien au travail à distance (Morganson et al., 2010).
Mesurer les attitudes et les impacts
Schématiquement, on peut définir le télétravail comme une architecture impliquant différents niveaux : celui de l’organisation (comme l’ensemble de tous les individus), le niveau des équipes (comme des groupes d’individus partageant des objectifs opérationnels communs), et enfin le niveau des individus.

En effet, on peut considérer cette approche à trois niveaux comme une approche socio-cognitive avec l’organisation comme contexte social, les équipes comme un groupe d’individus partageant des expériences spécifiques communes et les individus comme définissant des attitudes et comportements individuels dans ce contexte social. Autrement dit, dans une organisation, les individus (ou groupes d’individus) ne peuvent être simplement considérés comme une masse homogène. Chaque situation ne correspondant pas à une utilisation équivalente du télétravail. Par exemple, les attitudes individuelles peuvent questionner des stratégies managériales globales. A ce titre, on peut considérer que pour différentes équipes au sein d’une même organisation, les besoins et attitudes envers le télétravail puissent varier sur la base de facteurs divers.
C’est dans le but de mieux comprendre, mesurer et analyser les attitudes et perceptions individuelles ou collectives envers le télétravail, que différents outils ont été proposés sous la forme de frameworks. Cependant ces approches tendent à se limiter à un niveau spécifique (organisationnel ou individuel) ou à formuler une approche théorique sans un outil opérationalisable, c’est-à-dire qui permette aux organisation de prendre des décisions informées.
L’outil
Afin d’adresser les limitations des outils existants, nous avons développé un outil unique, permettant de mesurer les attitudes envers le télétravail dans une approche multifactorielle et multiniveau. Pour ce faire, nous avons réalisé une étude sur la base d’un panel d’environ 800 participants, afin de diagnostiquer et prédire la capacité des équipes à adopter le télétravail, et les effets que cela peut créer. Les individus ont répondu à un questionnaire dont le traitement nous a permis d’identifier la disposition au télétravail en fonction de différents critères métier et psychologiques.
Ce travail expérimental a abouti à la production d’un outil de diagnostic qui permet de réaliser une mesure multifactorielle des attitudes envers le télétravail. Autrement dit, il est possible de réaliser une évaluation des besoins en télétravail d’un individu (ou d’un groupe d’individus), en fonction de facteurs liés à son métier, de facteurs psychologiques et de facteurs sociaux associés à un contexte. Cela permet aux organisations et aux managers d’évaluer de manière fine les besoins, perceptions et attitudes des équipes envers le télétravail et les différents facteurs d’influence.
Il est important de préciser que des essais ultérieurs pour établir une estimation sur des demi-journées s’est avérée infructueuse. Les analyses montrent que les participants ne semblaient pas se projeter en télétravail sur des demi-journées.
EXEMPLES D’ANALYSES RÉALISÉES
L’analyse des questions nous permet d’estimer les attitudes envers le télétravail. Pour ce faire nous avons sélectionné la variable à prédire (i.e. variable dépendante) : « Quel serait le nombre de jours de télétravail idéal pour vous ». L’intérêt de cette variable est de proposer une mesure standardisée pour chaque participant de l’étude et ainsi facilement comparable.
Nous avons produit un modèle de régression multiple en introduisant une trentaine de variables comme prédicteurs. De par la quantité importante de prédicteurs nous avons opté pour un processus descendant de sélection (Backward Stepwise model) qui mesure la capacité de prédiction d’un ensemble de variables indépendantes sur une ou plusieurs variables dépendantes. Cette méthode peut être utilisée pour évaluer la valeur prédictive de chaque variable et facilement éliminer les variables inutiles de manière itérative.
Le taux de variance expliquée (R2 = 0.542) a été maximisé tout en maintenant la probabilité d’obtenir des résultats dus au hasard inférieure à .1% (p-value < .001). Le modèle final maximisé en termes d’entropie comprenait 7 questions. Pour calculer le score final, chaque question a été adjointe d’une pondération en fonction de sa valeur prédictive dans le modèle.
En visualisant les données récupérées, on obtient des résultats semblables à ceux-ci :

Chaque point de data présenté sur ce graphique représente les réponses d’un participant, ayant comme ordonnée la réponse donnée à la question “Quel serait le nombre de jours de télétravail idéal pour vous ?” et comme abscisse l’estimation que lui a attribué notre modèle à partir de ses réponses aux autres questions. L’objectif de ce questionnaire étant de faire correspondre ces deux valeurs, plus un point se rapproche de la droite d’équation x = y, plus la prédiction du modèle lui correspondant est correcte.
L’outil présenté constitue une avancée significative pour les organisations souhaitant optimiser leur politique de télétravail en s’appuyant sur une approche scientifique et personnalisée. En intégrant des facteurs psychologiques, professionnels et sociaux, il permet aux entreprises d’adopter une gestion du travail hybride plus fine et adaptée aux spécificités de leurs équipes. Contrairement aux approches traditionnelles qui reposent souvent sur des directives uniformes ou des préférences individuelles peu objectivées, cet outil fournit une évaluation quantitative et comparative des besoins en télétravail, facilitant ainsi une prise de décision éclairée. Son originalité réside dans sa capacité à générer un score individualisé en tenant compte de multiples dimensions, permettant aux managers d’identifier les conditions optimales de travail à distance et d’anticiper les freins potentiels.
CONCLUSION
L’intégration du télétravail au sein des organisations requiert une analyse approfondie et une stratégie adaptée, tenant compte des avantages potentiels et des défis inhérents à cette modalité de travail. Les avantages, tels que la réduction des coûts opérationnels et la diminution de la congestion routière, doivent être équilibrés avec les impacts variés sur la productivité et le bien-être des employés, qui peuvent fluctuer en fonction des conditions d’application et des circonstances personnelles de chaque travailleur. Ainsi, l’élaboration d’une stratégie d’implémentation du télétravail nécessite une compréhension fine des dynamiques sociologiques et cognitives propres à l’organisation concernée.
A cet effet, l’application de l’outil présenté s’étend à divers contextes organisationnels. Elle s’inscrit dans une démarche raisonnée, qui contribue à une transformation organisationnelle plus efficace, alignée sur les évolutions du monde du travail tout en favorisant l’adéquation entre les choix et politiques définies et l’engagement des employés.
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RÉFÉRENCES
Bloom, N., Liang, J., Roberts, J., & Ying, Z. J. (2015). Does working from home work? Evidence from a Chinese experiment. The Quarterly Journal of Economics, 130(1), 165-218.
DuBrin, A. J. (1991). Comparison of the job satisfaction and productivity of telecommuters versus in-house employees: A research note on work in progress. Psychological Reports, 68(6), 1223–1234.
Gajendran, R. S., & Harrison, D. A. (2007). The good, the bad, and the unknown about telecommuting: Meta-analysis of psychological mediators and individual consequences. Journal of Applied Psychology, 92(6), 1524–1541.
Morganson, V. J., Major, D. A., Oborn, K. L., Verive, J. M., & Heelan, M. P. (2010). Comparing telework locations and traditional work arrangements: Differences in work-life balance support, job satisfaction, and inclusion. Journal of Managerial Psychology, 25(6), 578–595
Wilton, R. D., Paez, A., & Scott, D. M. (2019). Comparing social isolation and local unemployment rates as contextual determinants of telework in Canada. Regional Science Policy & Practice, 13(1), 73–87.