La tokenisation de l’immobilier, on en parle ?

Nicolas Spatola, Chercheur chez Artimon Perspectives

Nicolas SPATOLA

Chercheur


La tokenisation est le processus par lequel un actif et ses droits sont inscrits sur un token afin d’en permettre la désintermédiation, la gestion et l’échange de titres sur une blockchain, de façon instantanée et sécurisée.

Le processus de tokenisation de l’immobilier répond à un cadre réglementaire stricte notamment au travers des agréments en tant que Security Token.

La tokenisation de l’immobilier a pour vocation à ouvrir et rendre plus liquide le marché de l’immobilier en le simplifiant et en le décentralisant.


La tokenisation


La tokenisation désigne l’inscription d’un actif et de ses droits sur un jeton d’authentification. Ce jeton d’authentification (token) est un dispositif (physique ou numérique) nécessaire à un utilisateur pour accéder à une application, un service, un système réseau de manière plus sécurisée 1–3. On peut le concevoir comme une clef unique offrant un accès unique à son détenteur. Les tokens ont pour vocation de permettre la gestion et l’échange d’actifs et de droits sur une blockchain, de façon instantanée et sécurisée (pour mieux comprendre la Blockchain, vous pouvez lire notre précédent article sur le sujet ici).

Si l’on parle de la tokenisation de l’immobilier, c’est parce qu’elle suppose de redéfinir la relation entre les différents acteurs mais aussi leurs pratiques en réduisant les temps de transaction, en automatisant les transferts de valeurs, en supprimant la nécessité d’un tiers de confiance, en réduisant les coûts de gestion ou en facilitant la digitalisation des contrats 2.

Pour exemple si l’on considère un bien d’une valeur d’1 million d’euros, on peut subdiviser cette valeur en 1000 tokens avec une valeur nominale de 1000 euros chacun. En 2019, une villa de Paris d’une valeur de 6,5 millions d’euros a été tokenisée et mise sur la blockchain Ethereum. L’actif a ensuite été divisé en 1 million de pièces de 6,5 euros 4 chacune.

Pour définir la valeur d’un token immobilier, deux signaux peuvent être pris en compte :

  • la valeur estimée de l’actif immobilier sous-jacent, qui évolue selon le comportement du marché de l’immobilier réel
  • la valeur estimée du token immobilier, qui pourrait dépendre de l’offre et de la demande du token immobilier en question

Ce choix revient à l’émetteur du token qui peut choisir de laisser les prix d’échange du token déterminer son prix, ou le fixer a priori. Il peut aussi intégrer différentes fonctions qui seront inscrites dans le smart contract sur lequel il repose.


Fig.1 Le concept des smart contract. Dans le code informatique qu’est le smart contract, on va trouver toutes les règles de gouvernance liées à la possession d’un token (ex. loyer, type de distribution des dividendes, droit de vote, etc.) – ©Artimon

L’exemple de Villa Anna à Paris n’est pas une exception.

En 2019, en Suisse, la société immobilière BrickMark a fait l’acquisition d’un immeuble à Zurich pour le prix de 134 millions de dollars. Elle a ensuite utilisé la blockchain pour tokeniser les parts du bien et le revendre.

La même année, Blockimmo, société Suisse basée à Zoug, a tokenisé un immeuble pour le revendre en parts d’un montant total de 3 millions de francs suisses.

Aux Etats-Unis la société spécialisée RealT a tokenisé pour la première fois un bien immobilier à Detroit, la maison “9943 Marlowe RealToken” estimée à 60 000 dollars. Les security tokens (63 $ par token) ont été partagés entre une centaine d’investisseurs. Ces co-propriétaires se sont partagé quotidiennement les 30 dollars de loyer pour un rendement annualisé de 13 %.


Le Security Token Offering


Cette vente de tokens a pour vocation à s’effectuer par un processus de Security Token Offering (STO). Les STO doivent se conformer à une réglementation très stricte incluant des enquêtes approfondies sur le listage de jetons, le partage de données et les procédures d’intégration des investisseurs. Les security token sont généralement émis par une entité, une entreprise ou un particulier, et confèrent au détenteur du token des droits spécifiés tels que la propriété, le remboursement d’une somme d’argent spécifique ou le droit à une part des bénéfices futurs.


Fig.2 Les types d’actifs Security Token Offering – ©Artimon

Les avantages des STO sont ceux de la blockchain soit, en théorie, de :

  • Assurer la crédibilité des projets du fait du contrôle stricte en amont du projet. Par son existence sur la blockchain le titre devient non falsifiable, l’historique de ses échanges est enregistré dans un registre immuable.
  • Améliorer le système d’échange de titre traditionnel en fournissant un service plus rapide et à moindre coût. Ce système permet de se libérer de contraintes comme des processus contractuels longs et chronophages (signature du compromis de vente, expiration du délai de rétractation, réalisation de la condition suspensive, signature de l’acte de vente, etc.) et l’intervention de tiers (notaire, agent immobilier, administration, etc.). Ici, la transférabilité du token est assurée et sécurisée sur une blockchain entre deux agents.
  • Libérer le marché et l’ouvrir, par exemple, à des investisseurs externes au marché local ou à de petits porteurs, comme dans le cas de Paris avec des jetons à 6,5 euros.
  • Accroître la liquidité. Un token peut s’échanger à tout moment avec un prix fixé en temps réel par des indicateurs comme le rapport offre/demande, reflétant ainsi le marché de manière dynamique.
  • Programmer des smart contracts. Selon la programmation lors de son émission, un token peut représenter différentes fonctions comme un droit de vote, un moyen de paiement, un dividende ou un titre de propriété, etc. De plus il n’est pas limité à une seule fonction ce qui le rend intéressant dans une perspective de copropriété par exemple.
  • Transparence. Toutes les transactions peuvent être vérifiées sur des plateformes comme etherscan.io.

Fig.3 Processus de tokenisation de l’immobilier 5,6 – ©Artimon

En France, le projet MADRE de la Banque de France fournit un registre des identifiants créanciers SEPA en quelques secondes (précédemment 15 jours) pour permettre des prélèvements directs sur les comptes clients. Le système repose sur une blockchain propriétaire lancée en 2017. La plateforme Equisafe propose quant à elle l’achat de tokens liés à des actifs immobiliers 7.


Un projet réfléchi


Dans les cadres réglementaires existants, la création, la propriété et le transfert de jetons de sécurité sont généralement réglementés de la même manière que les titres traditionnels. Par conséquent, des considérations de gouvernance et de réglementation similaires devraient être prises en compte 8.


Fig.4 Les points clefs à définir dans un projet de tokenisation – ©Artimon

Des changements de pratiques


« Au lieu d’effectuer une coûteuse introduction en bourse, un fonds immobilier ou toute société détenant des immeubles pourra émettre un jeton numérique d’investissement [security token, ndlr] en direct, sans recourir aux banques d’affaires, aux courtiers ou aux organismes de clearing » CEO Token Estate 9.

La tokenisation de l’immobilier, par le recours à la blockchain, est amenée à changer les pratiques des gestionnaires. On peut prendre l’exemple de la copropriété ou propriété fractionnée. Bien que le concept ne soit pas nouveau, le registre numérique des membres est désormais intégré à une blockchain rendant la mise à jour automatique, quasi-instantanée, et le registre inviolable. Chaque transaction est cryptée et enregistrée sur la blockchain, les données sensibles sont traçables et sécurisées par des smart contracts. Ces différents points sont dépendants du protocole associé au token. Cela implique une bonne connaissance de l’écosystème de la blockchain dans le cadre de l’immobilier pour les propriétaires ou gestionnaires, afin de sélectionner l’option la plus appropriée au modèle qu’ils veulent adopter.

Suite à la tokenisation, les smart contracts inscrits sur la blockchain permettent une gestion automatisée des opérations sur les titres, y compris la distribution des loyers. C’est l’effet de désintermédiation. En d’autres termes, du fait des smart contracts, toutes les règles logiques (ex. si x alors y) ne nécessitent plus d’intervention humaine. La technologie permet de gérer en toute sécurité la propriété fractionnée en tant qu’enregistrement numérique, et la gestion des investissements à travers de protocoles de conformité automatisés. De plus, l’ensemble des transactions deviennent numériques. Pour les propriétaires de tokens, la gestion du bien est laisséee par défaut à l’agence de tokenisation. La gestion des charges ou l’entretien par exemple sont automatiquement gérés par le smart contract sans intervention d’intermédiaire.


Quelques illustrations


Traditionnellement, si plusieurs personnes décident d’acheter un bien en commun, elles doivent d’abord trouver le bien, se mettre d’accord pour l’achat et proposer un capital pour l’acquérir. Ensuite, vient la question de la gestion du crédit. Plus il y a de personnes dans ce processus, plus elle devient complexe. Il peut y avoir des défauts de paiements d’une des parties prenantes que les autres devront couvrir. Il y a donc un devoir de responsabilité entre les coacquéreurs.

Dans le cadre de la tokenisation, tout est automatisé. Tout d’abord, l’entreprise qui effectue la tokenisation a pour rôle de trouver les investisseurs restants. Puisque le processus est préalablement certifié comme sécuritaire par la réglementation (STO), un investisseur n’a pas à se soucier de l’identité des autres investisseurs. Pour un token, chacun aura les mêmes droits mais aussi les mêmes obligations ; si l’un d’eux manque à ses obligations, c’est à l’entreprise de tokenisation qu’il revient de contraindre un investisseur à remplir ses devoirs (ex. poursuites judiciaire). En France, les STO sont soumis à la législation « prospectus » des Initial Public Offering et à la directive européenne du 15 mai 2014 dite « MIF2 ». Ils sont donc qualifiés d’actifs financiers, doivent obligatoirement être enregistrés à l’Autorité des Marchés Financiers et être certifiés par une procédure de vérification d’information. Selon l’article 211-2 du Règlement Général de l’AMF, sauf exception, sont considérées comme hors “prospectus” les offres de titres financiers n’excédant pas 8 millions d’euros dans l’Union européenne.

Sur la base de cette mécanique, un cas d’usage de la tokenisation appliquée à l’immobilier peut s’illustrer à travers les espaces de coworking. Des espaces de coworking en financement participatif pourraient voir le jour intégrant la copropriété comme valeur ajoutée à la communauté de coworkers. Au lieu de louer un espace, les coworkers possèderaient un token du bien, dans lequel est inscrite la jouissance d’un espace. Plus cette communauté va croître plus les copropriétaires seront récompensés par la croissance de la valeur de la propriété (soit par la valeur de l’actif, soit par la valeur du token, ou les deux).

On peut également prendre l’exemple des votes en assemblée générale de copropriété. Un token offre un droit de vote qui peut être émis en avance d’une assemblée générale. Puisque le vote est inscrit sur la blockchain ce dernier est non modifiable et auditable par le votant et/ou l’assemblée générale selon la programmation initiale.


Fig.5 Du contrat à la gestion d’évènements – ©Artimon

L’utilisation de smart contracts peut répondre aussi à la gestion d’un évènement (Figure 5). Dès lors que le token est associé à un contrat inscrit dans une blockchain, les obligations et les droits de l’ensemble des parties prenantes ainsi que le contrat deviennent immuables. Si un incident survient, une fois le cas constaté par l’expert, l’exécution des clauses du smart contract est automatique puisque les critères d’activation de la clause sont justifiés. L’entreprise propriétaire et l’acteur n’ont pas d’action à mener. Les règlements inscrits dans le contrat vont s’activer automatiquement et continuer à fonctionner sous ce nouveau paradigme. Cela perdurera jusqu’à ce que la situation soit résolue comme justifiée dans le contrat pour un retour à l’état contractuel précédent, et ce, également automatiquement.


Des limites et des perspectives à discuter


En ayant une vue sur les avantages théoriques, l’enthousiasme envers ces tokens peut s’expliquer par deux faits : premièrement, le marché immobilier mondial est évalué à environ 280 000 milliards de dollars, lui donnant une place parmi les plus grands marchés au monde. Deuxièmement, c’est l’un des marchés les plus illiquides et potentiellement opaque. La tokenisation peut être considérée comme une disruption de ce second point.

Evidemment ces avantages peuvent se discuter. Accroître la liquidité peut conduire à plus de volatilité. Ensuite, si théoriquement la valeur du token immobilier devrait refléter la valeur sur le marché immobilier, il est courant d’observer une décorrélation entre le prix d’un bien et sa valeur sous-jacente du fait de la spéculation (ce qui n’est pas seulement vrai pour les cryptoactifs). La pratique reste à ce jour particulièrement cadrée et le stade de développement actuel implique une liquidité contrôlée 10.

Pour les acteurs de l’immobilier, la tokenisation suppose, au regard des processus discutés, une adaptation dans les pratiques. Pour exemple, les transactions immobilières comportent un coût élevé 11. La tokenisation sécurise les échanges et permet de supprimer certains actes notariaux, ce qui pourrait réduire les coûts de transaction 12. Des acteurs comme JPMorgan ou HSBC s’appuient déjà sur ces technologies pour soutenir certaines transactions, notamment dans les échanges des documents et leur sécurisation.

Une autre utilité de la tokenisation pour les sociétés de gestion immobilière est d’optimiser la gestion de leurs portefeuilles de biens. A nouveau, cette optimisation s’appuie sur les caractéristiques de la blockchain en termes de partage sécurisé des données mais aussi d’une rationalisation de la perception et du versement des loyers. Cette évolution suppose une compréhension technique ainsi que la définition des standards pour automatiser une gestion d’actifs hétérogènes.

Certains avantages se heurtent aussi aux régulations actuelles des pays. En France échanger des tokens immobiliers sans l’intervention d’un tiers semble difficile puisque seuls les notaires ont le droit d’écrire et de modifier le registre des titres de propriété. En revanche, les registres de mouvements de titres ou les registres des obligations peuvent être digitalisés. Cette approche de tokenisation rentre aussi dans le règlement européen 2020/1503 entré en vigueur en novembre 2021. A partir de cette date, l’agrément de Prestataire de services de financement participatif (PSFP) est obligatoire pour toute activité reliée au financement participatif. Une fois l’agrément obtenu, l’entreprise de tokenisation (le prestataire) peut proposer des activités de financement participatif sous forme de souscription de titres appelée « crowdequity » et/ou de prêts portants intérêts « crowdlending ». Ces tokens peuvent ensuite être ou non certifiés comme titres financiers 15. Aux États-Unis, le premier « cadastre blockchain » a même vu le jour en 2019.

Pour aller plus loin, il est important de mentionner que la tokenisation est l’un des exemples de l’utilisation de la blockchain dans le secteur de l’immobilier mais d’autres usages peuvent en être faits. En Suède, le Landmäteriet (service national du cadastre) utilise une blockchain privée consultable par les différents acteurs impliqués dans les transactions (ex. banques, agences immobilières, propriétaires) pour enregistrer ses registres relatifs aux propriétés et aux terrains. On peut aussi citer le développement des éco-tours « alimentées par la blockchain » à Hangzhou, en Chine, imaginées par les français de XTU Architects pour gérer la qualité de l’air, le stockage de l’énergie et la multitude de systèmes environnementaux interagissant au sein des tours 13,14. L’ensemble des informations provenant des capteurs, des appareils, des analyses algorithmiques peuvent servir à l’application de smart contracts. Cela peut permettre la gestion de l’accès au bâtiment ou à l’ascenseur en fonction de son identité, la gestion du stockage, de la consommation et de la distribution d’énergie produite.

La gestion de la sous-traitance et des chaînes d’approvisionnements peut également être considérée sur la base de smart contacts liés à des tokens. Les conditions des transactions peuvent être clairement fixées en numérisant les processus de bout en bout et les rendant plus facilement auditables. Cependant, cette visibilité dépend de l’établissement de conditions précises et donc l’anticipation d’un maximum de situations pouvant rendre les négociations et interactions entre acteurs compliquées.


***


La tokenisation a le potentiel de changer la façon dont les gens investissent dans l’immobilier dans le monde entier. Cependant, elle est soumise à un ensemble complexe de problèmes juridiques et pratiques, dont chacun peut avoir un fort impact sur la réussite ou l’échec d’un projet.

Plus largement, par la taille du marché, les échanges nécessaires, la quantité de documents et les besoins en termes de transparence et sécurisation, le secteur immobilier semble en adéquation avec les possibilités offertes par la blockchain. Des pratiques de gestion immobilière incluant la répartition des charges de copropriété, les travaux, les votes et les décisions en assemblée de copropriété, la gestion des loyers ou des conflits, aux activités d’investissements et de promotions… La tokenisation offre des possibilités de repenser les pratiques du secteur de l’immobilier fonctionnellement en premier lieu, mais potentiellement structurellement selon les usages qui en seront faits.

En conclusion, la tokenisation, et plus largement la blockchain, ouvrent autant de possibilités d’automatisation, de sécurisation, de fluidification, de transparence pour le secteur de l’immobilier que de questions dont les usages dessineront les réponses.




Références

1.          Kasprzak, P. Blockchain to the Rescue—Tokenization of Residential Real Estate in the Emerging Token Economy. in Digitalization, Digital Transformation and Sustainability in the Global Economy 21–35 (Springer, Cham, 2021).

2.          Gupta, A. et al. Tokenization of Real Estate Using Blockchain Technology. in Applied Cryptography and Network Security Workshops vol. 12418 LNCS 77–90 (Springer, Cham, 2020).

3.          Konashevych, O. General Concept of Real Estate Tokenization on Blockchain. European Property Law Journal 9, 21–66 (2020).

4.          Property Tokenization: the Future of Real Estate Investing – INVAO.

5.          Blockdata | Tokenized real estate: 2021 update.

6.          Guide to Tokenizing Real Estate: What, Why and How.

7.          Equisafe.

8.          Liquefy, Sidley, KPMG & Colliers International. Real Estate Tokenization. (2021).

9.          La tokenisation déferle sur les actifs illiquides – Le Temps.

10.        Loi PACTE – n° 2019-486 du 22 mai 2019 – Panorama des principales mesures en matière de financement des sociétés par actions – Blog de Earth Avocats.

11.        OCDE. Base de données: Logement abordable. (2022).

12.        La tokenisation de l’immobilier, entre économie grise et gains d’efficacité – Meilleurtaux.com.

13.        XTU.

14.        Tabet, T. Blockchain Powered Eco-Towers the Next in High Rise Development. (2018).

15.        Richebourg, D. Blockchain et financement de l’immobilier : point sur la réglementation applicable. (2021).

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