Les sciences comportementales et le nudge dans les projets de transformation publique
Quel est l’intérêt des sciences comportementales et leur place dans l’action publique ?
Depuis le début des années 2000 on voit émerger des cellules comportementales dans différents corps d’état. Leur intention ? Utiliser les sciences comportementales pour encourager certaines pratiques ou comportements auprès de la population. Leur lien avec les politiques publiques serait dans ce sens assez directe, si l’on considère l’action publique comme l’acte de « canaliser le comportement d’une population cible afin qu’un problème collectif que la société n’est pas en mesure de gérer seule puisse être résolu par l’effort public » [1]. D’ailleurs, en février 2023 une formation pour « travailler autrement » grâce aux sciences comportementales a été développée par la Direction Interministérielle de la Transformation Publique pour développer les compétences des agents du public. Les nudges, ces interventions « coups de pouce » sont l’outil comportemental souvent cité.
Les sciences comportementales peuvent aussi être utilisées en interne dans les entreprises ou les organisations, pour encourager des comportements ou développer des compétences. Michael Hallsworth évoque le terme « d’organisation nudgée ». Par exemple, on peut imaginer des nudges qui encourageraient à réaliser une formation au moment opportun.
Les sciences comportementales
Les sciences comportementales regroupent un ensemble de disciplines s’intéressant aux interactions et aux comportements des êtres vivants. Elles utilisent des approches méthodologiques variées, par exemple l’expérimentation scientifique ou la modélisation mathématique, dans une approche systématique du comportement. La psychologie, l’anthropologie et les sciences cognitives peuvent être à l’origine d’études comportementales.
Les sciences comportementales se basent sur des données empiriques pour étudier les processus de décision et les relations entre organismes. Elles permettent de comprendre ces mécanismes, ou les sous-jacents qui les composent, ce qui peut amener à définir des interventions pour orienter ou réorienter ces mécanismes de comportement. Ainsi, elles peuvent venir en soutient d’un projet de transformation des comportements, comme celui incarné par une politique publique. Les sciences comportementales peuvent arriver en dernière étape de la chaîne du projet, pour soutenir un changement et en complément aux politiques elles-mêmes. En revanche, elles ne peuvent les remplacer.
Des nudges ou des boosts ?
Les nudges ce sont des interventions qui préserveraient la liberté de choix des personnes mais qui donneraient un coup de pouce (nudge), une orientation vers des prises de décisions spécifiques [2]. Un exemple de nudge serait la détermination d’une réponse précise par défaut dans un questionnaire. Ainsi, sans forcer, les réponses par défaut (et donc en accord avec le choix de l’administration ayant établi le questionnaire) seraient plus fréquentes car il est plus facile de laisser un choix par défaut que de changer sa décision. En revanche, rien n’empêche les personnes de changer le choix, elles sont libres de le faire. La définition des nudges nous permet de comprendre pourquoi ils sont apparentés aux sciences comportementales.
Evoqués pour la première fois dans Nudge (2008) le livre de Sunstein et Thaler, les nudges sont : « tout aspect du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible, sans interdire aucune option ou sans changer significativement leurs incitations économiques ». Economiste comportemental et chercheur, Sunstein et Thaler ont développé cette approche dans le contexte des politiques publiques. Dans une décision de choix, un nudge oriente la décision.
A l’origine, les nudges sont issus du courant heuristiques et biais des années 70, de Kahneman & Tversky. Ce programme part du principe que l’humain ne serait pas rationnel dans sa prise de décision et qu’il serait souvent biaisé, imparfait. Cela résulterait en de mauvaises prédictions et décisions. Les nudges ont été critiqués comme exploitant les imperfections de raisonnement humain. Mais plus récemment un autre programme “simples heuristiques” a été développé par Gigerenzer et d’autres chercheurs. Ils ont estimé que les erreurs étaient liées au contexte. Dans la bonne situation, les biais cognitifs seraient utiles et permettraient de prendre des décisions satisfaisantes. Selon ce courant, les nudges des institutions publiques auraient une fonction différente : ils doivent cibler et augmenter les compétences ou les connaissances des individus, pour qu’ils prennent de meilleures décisions. Ils sont ainsi définis comme des « boost » dans la littérature scientifique.
En pratique ? L’application des sciences comportementales dans les politiques publiques
Les sciences comportementales sont utilisées autour du monde dans de nombreuses politiques publiques. En voici quelques exemples :
Retour à l’emploi
A Singapour, les sciences comportementales ont été intégrées dans l’accompagnement des chercheurs d’emploi, à travers des méthodologies de fragmentation des tâches, des dispositifs d’engagement et des techniques d’amorçage. L’administration a constaté que la promotion d’une action positive centrée sur l’humain a une efficacité plus forte que des actions plus punitives, en termes de retour à l’emploi.
Elaborer des politiques
Aux Pays-Bas, le ministère des Infrastructures et des Eaux a utilisé les sciences comportementales dès la phase de conception de son programme destiné à améliorer la mobilité, augmenter l’utilisation des transports publics et encourager des modes de travail flexibles. Ici l’objectif a été d’étudier systématiquement et de comprendre les comportements humains avant la prise de décision, afin d’ajuster les politiques aux résultats des observations.
Favoriser les comportements prosociaux
Au Canada, les sciences comportementales sont appliquées aux campagnes de collecte de fonds ou de don d’organes. Cet exemple se base sur des logiques d’incitation pour favoriser les comportements prosociaux non seulement à l’échelle individuelle mais aussi à l’échelle de la société [2].
Réduire les inégalités
Des études ont aussi montré que l’utilisation des sciences comportementales dans les politiques peut aider à réduire les barrières qui contribuent aux inégalités, dans des domaines de la santé (comme les décisions relatives au COVID-19) ou des décisions financières [3]. Cela passe par une présentation des options qui, en théorie, vise à aider les personnes à produire des décisions plus efficientes. Un exemple de ce type d’intervention est de considérer les différents niveaux de surcharge cognitive que les décisions financières requirent pour les personnes à bas revenu comparativement aux personnes à haut revenu, dû à un nombre d’information plus important à traiter, au temps de disponibilité cognitive, et des facteurs environnementaux [4].
Les sciences comportementales dans les politiques publiques en France
Les sciences comportementales dans les politiques publiques ont émergé en France en 2010 avec la publication de deux rapports. En 2013, le Secrétariat général à la modernisation de l’État a commencé à mener des projets d’analyse comportementale, souvent avec le soutien de groupes extérieurs. Parallèlement l’ONG NudgeFrance en partenariat avec le cabinet d’études comportementales et de conseil BVA a été mandaté pour promouvoir les sciences comportementales en France. Un décret de novembre 2017 restructurant le secrétariat général à la modernisation de l’État a placé la direction interministérielle de la transformation publique sous la tutelle du Ministère de l’Economie et des Finances.
Cela a permis des nombreuses applications. En voici quelques exemples :
- Paiement de cotisations : En 2020 en France, 20% des auto-entrepreneurs payaient encore leurs cotisations sociales par chèque, générant des coûts et des délais de traitements élevés. Pour les inciter à payer en ligne, la DITP a étudié les obstacles psychologiques et a testé différents courriers personnalisés basés sur des principes de sciences comportementales. Après ces changements, près de 12 000 auto-entrepreneurs supplémentaires ont commencé à payer en ligne [7].
- Réduction du gaspillage : La DITP a aussi réalisé un rapport en 2019 sur les apports des sciences comportementales à la transition écologique. On y retrouve plusieurs suggestions de nudges, par exemple pour lutter contre le gaspillage alimentaire ou réduire la consommation d’eau [8]. Dans une étude mentionnée par le rapport, la diminution de la surconsommation peut se voir influencée par des messages qui s’appuient sur la reconnaissance sociale.
- Elections municipales : Le cabinet BVA a travaillé pour le Service d’Information du Gouvernement afin d’encourager la participation aux élections municipales. Après avoir testé plusieurs versions de message SMS de rappel, le message basé sur l’aversion à la perte a démontré plus d’efficacité pour faire revenir les électeurs aux urnes. Ainsi, à travers l’envoi de messages du type “Votre candidat risquerait de perdre si vous n’allez pas voter », le taux de participation a augmenté de 7 points par rapport au groupe contrôle.
Les limites
Certaines études montrent que le nudge est efficace sur les personnes n’étant pas nécessairement les cibles des interventions. Par exemple, les étiquettes présentant les calories sur les produits alimentaires sont plus regardées par les personnes sans grand besoin de perdre du poids, plutôt que les personnes ayant un réel besoin [10]. Cela illustre un fait simple : la cognition et le comportement humain sont complexes, et il est par définition impossible de sensibiliser un ensemble de personnes relativement hétéroclites et aux objectifs différents, de manière uniforme.
De plus, une utilisation efficace des sciences comportementales à un temps donné pourra se montrer inefficient à un temps ultérieur par des effets d’habituation ou de diminution de saillance (e.g. les images sur les paquets de cigarette).
Si les limites en efficacité sont un problème, les risques d’utilisation sont encore plus préoccupants.
Les risques et la nécessité de cadrer les méthodes
Les sciences comportementales et les méthodes de nudge (i.e., l’utilisation des biais cognitifs et comportementaux) sont des moyens d’incitation, au moins en théorie. En théorie parce que la frontière entre incitation et manipulation est relativement floue. Malgré ce flou reste un point évident : l’incitation n’est pas coercition.
Il n’en reste pas moins d’interrogations en ce qui concerne la liberté de choix, l’autonomie psychologique en termes de consentement ou de rationalité, ou même les processus de domination. Il faut donc définir les processus utilisés en tant que concept méthodologique comme l’incitation, la pression, la manipulation, etc. Cela implique d’être transparent sur les méthodes utilisées et que la mise en place de ces stratégies puisse être discutée et critiquée avant leur déploiement.
Enfin, dans le cadre des politiques publiques, les sciences comportementales sont un moyen de promouvoir un objectif. Cependant, cet objectif est par définition politique, ce qui implique que dans la simple méthode de présentation de choix, ou de remémoration de choix, valoriser une option plutôt qu’une autre répond à une représentation du monde des décideurs. Cette critique est notamment pertinente dans le cadre de présentation de décisions à choix forcés comme cela avait été discuté dans le cadre des questionnaires du grand débat [10].
Les sciences comportementales (et le nudge) dans les politiques publiques sont des outils dont l’efficience a été démontré mais dont les limites sont aussi à souligner. Il existe diverses techniques et il peut être parfois difficile pour l’acteur publique d’évaluer lesquelles de ces techniques ont fait leurs preuves scientifiquement ou non. Il est donc important d’étudier ces techniques et leur pertinence dès les processus de conception afin de conforter les décisions et d’accroître les chances de réussite des projets. Enfin, établir des garde-fous et des contradictoires est essentiel pour assurer la liberté de choix et de conscience des citoyens. Les sciences comportementales (et le nudge) sont à envisager comme aide dans l’établissement des politiques publiques et non comme des outils de marketing politique, ou même de manipulation.
Références
- B. G. Peters, “What is so wicked about wicked problems? A conceptual analysis and a research program,” Policy Soc, vol. 36, no. 3, pp. 385–396, 2017, doi: 10.1080/14494035.2017.1361633.
- C. S.-N. human behaviour and undefined 2021, “The distributional effects of nudges,” Nat Hum Behav, pp. 1–2, 2021, Accessed: Nov. 30, 2021.
- K. Mrkva, N. A. Posner, C. Reeck, and E. J. Johnson, “Do Nudges Reduce Disparities? Choice Architecture Compensates for Low Consumer Knowledge,” J Mark, vol. 85, no. 4, pp. 67–84, Jul. 2021, doi: 10.1177/0022242921993186.
- S. Mullainathan and E. Shafir, “Scarcity,” Soc Policy, pp. 231–249, 2013, Accessed: Nov. 30, 2021.
- L. T.-J. and D. making and undefined 2019, “Welfare effects of nudges: The emotional tax of calorie menu labeling,” sjdm.org, vol. 14, no. 1, pp. 11–25, 2019, Accessed: Nov. 30, 2021.
- “Qui a préparé les questionnaires contestés du grand débat national ? – Libération.” Accessed: Nov. 30, 2021.
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