Nouveaux modes de travail, vieux challenges
Avec l’adoption du travail à distance (temporaire ou permanent), les changements dans les modes de travail s’accompagnent d’un changement de regard, des attentes et des volontés vis-à-vis des organisations et du travail en lui-même
#télétravail : le cœur de métier des activités a su se poursuivre avec succès. Le risque est de basculer dans un rapport « utilitaire » et de ne pas répondre aux attentes des équipes en termes de quête de sens. Ce qui menace la fidélisation et l’attractivité des entreprises
L’évolution culturelle des organisations semble inévitable. Quels enjeux anticiper à court et moyen terme ? Des questions essentielles à surveiller en temps normal, et encore plus aujourd’hui : circulation de l’information, facilité de collaboration et sentiment d’appartenance
Ces derniers mois, les entreprises et administrations publiques ‘traditionnelles’ ont fait preuve de résilience et de flexibilité. Elles ont su s’adapter. Des pratiques en apparence incertaines ou pouvant faire l’objet de méfiance, ont été déployées, chacune à son rythme et en fonction des besoins, en première ligne desquelles figurent le télétravail, l’utilisation du cloud et les pratiques collaboratives en ligne.
Dans cet article, nous explorons ces adaptations impromptues et analysons les enjeux et défis qui se présenteront à court et moyen terme, dans ce qui semble anticiper une nécessaire évolution culturelle des organisations. Parce qu’on ne peut pas compter sur la seule volonté des salariés et leur capacité à s’adapter. En dépit des marges de progression, certaines modalités de travail développées dans l’urgence pour s’ajuster à une situation incertaine ont des chances de se pérenniser.
Quels points d’alerte et éléments à surveiller afin d’optimiser les nouveaux modes de travail et en faire des réels atouts pour l’interne et l’externe de manière durable ? Comment faire évoluer la culture des organisations pour s’adapter ?
L’essentiel n’est pas que la production
Dans ce contexte, l’objectif premier a été de continuer à produire, et de le faire de manière qualitative. A l’exception des entreprises où le travail physique est indispensable, les organisations n’ont pas été entravées par le travail à distance dans la production de ce qui fait l’essentiel de leur travail, notamment dans le secteur de la knowledge economy.
Ainsi, selon un sondage Odoxa du 9 avril 2020, 3 personnes actives sur 4 ont télétravaillé en France pendant le confinement. Une étude publiée le 6 mai 2020 par Malakoff Humanis confirme que 73% des télétravailleurs du confinement, souhaitent maintenir le dispositif à l’avenir, de manière permanente ou ponctuelle. Au niveau mondial, Twitter, Google, Facebook et autres entreprises de la tech annoncent la possibilité de pérenniser le télétravail, avec des conditions parfois douteuses.
L’intérêt du télétravail est doublement déterminé : par ce que les entreprises d’une part et les salariés d’autre part peuvent gagner. Il n’est donc pas question pour nous de déterminer si le dispositif est bon ou mauvais pour les organisations. Cependant, nous constatons que le cœur de métier des activités des entreprises a su se poursuivre avec succès, malgré les mises en place aléatoires. Il est marquant de constater que les organisations ont misé sur la productivité et l’efficacité, au risque parfois de négliger d’autres égards considérés comme non-essentiels.
Etant donné sa pérennisation probable, la massification temporaire du travail à distance remet à l’ordre du jour un certain nombre de difficultés que les entreprises rencontrent en temps de travail présentiel, et qui s’accentuent avec la mise en place du travail à distance.
Ces considérations sont d’autant plus d’actualité que, malgré son attractivité première, il est peu probable que le télétravail devienne la norme, notamment pour certains secteurs d’activité et compte tenu, entre autres, des inégalités inhérentes à cette pratique.
A l’avenir, il faudra répondre et être présent auprès d’une population mixte, entre les travailleurs à distance qui font cela de manière volontaire et parfois sporadique (par exemple pour limiter le temps de transport ou autres contraintes personnelles), le télétravail plus ou moins imposé par certaines organisations (qui le voient comme une manière de réduire des coûts), et les travailleurs sur place. Se posent alors des questions de management et d’organisation. Comment répondre aux besoins et attentes d’une force de travail mélangée (blended workforce) ?
Des questions de fond
Les changements dans les modes remettent à jour le rôle sociétal de l’entreprise comme espace au-delà du travail. Ce rôle, longtemps résumé au soutien économique des citoyens et de l’Etat, est aujourd’hui central et diversifié : l’entreprise informe, transmet les bonnes pratiques, accompagne dans une période de difficulté, et donne du sens.
Le travail est un lieu de brassage, de rencontre et de création. Il n’est pas seulement un espace où se réaliser professionnellement mais également un vecteur de sociabilisation et de créativité.
La mission des entreprises à l’égard des salariés, d’assurer un environnement de travail et livrer des outils efficaces afin de ne pas entraver la qualité des livrables, a été réussie. Cependant, le risque présenté par le télétravail imposé, orienté productivité, est de basculer dans un rapport complétement « utilitaire » avec les équipes, et de ne pas répondre aux attentes des salariés en termes de quête de sens. Ce qui menace, entre autres, la fidélisation et l’attractivité des entreprises.
Le vrai enjeu n’est donc pas d’assurer la qualité des livrables, mais d’incarner l’organisation comme lieu de vie, de rencontre, d’intelligence collective. Le défi majeur est donc de maintenir la culture et l’identité vivantes malgré les changements dans l’organisation du travail. Ainsi, il faut veiller à repositionner du sens au cœur du travail, quel qu’en soit son mode.
Nous identifions trois piliers de fond, presque invisibles dans la vie des organisations, qui se mettent en place de manière naturelle et sans « encadrement », non sans poser des difficultés. Ce qui rend d’autant plus difficile leur maîtrise et organisation « artificielle ». Il s’agit de questions essentielles moins évidentes à mettre en place à distance, qui sont à surveiller en temps normal, et encore plus aujourd’hui :
Circulation de l’information
Si la communication, le partage de connaissances et la transmission d’informations sont déjà des sujets de fond dans de nombreuses organisations, le travail à distance peut accentuer leur complexité.
L’absence d’espaces physiques communs fait obstacle au partage passif d’informations, formelles ou informelles, et la communication risque de perdre en fluidité, accentuant une tendance à l’information descendante et annulant les canaux d’information transversaux ou alternatifs. Cela peut augmenter le préjugé qui voit la communication informelle comme non essentielle. Dans ce sens, le travail à distance peut être une menace à la communication ouverte et au partage informel, facilités par les espaces communs et les rencontres informelles.
Par ailleurs, les limites de la communication à distance se retrouvent également dans la perte de langage corporel, de communications non structurées ou imprévues. La conséquence indésirable est de tomber dans un rapport purement transactionnel, où les contacts se limitent à la résolution de questions à l’ordre du jour. Evidemment, cela peut présenter des bénéfices en termes d’efficacité et de gestion du temps. Mais le manque de communication informelle ou déstructurée est un frein à la création de proximité avec les équipes, ou entre co-équipiers (sans tomber dans les aspects intrusifs du télétravail). Ce qui est un frein à l’innovation.
Transversalité
Dans ces origines, dans les années 80 avec l’émergence des free-lancers, le travail à distance est vécu comme une libération de la hiérarchie. Une manière d’éviter le contrôle, les horaires fixes, les faux-semblants imposés par un « présentialisme » devenu une fin en soi. Le travail à distance enterrait la bureaucratie des entreprises. Pourtant, l’espace physique facilite les contacts, les échanges, l’émulation d’idées, ou ce que le monde anglo-saxon appelle la sérendipité, cet heureux hasard pouvant être à l’origine de découvertes inattendues. La réduction des espaces de travail partagés crée des nouvelles barrières au travail collaboratif, à une transversalité qui peine déjà à trouver sa place.
A contrario, le travail à distance peut favoriser l’isolement et accentuer une tendance à se focaliser autour de ses propres objectifs et missions, générant une insularisation qui n’est guère propice au travail en équipe et à la collaboration. Comment mitiger la tendance à vouloir faire les choses en autarcie ? Encourager la transversalité, impose savoir faire la différence entre autonomie et cloisonnement. D’autant plus que l’isolement est non seulement une barrière à la collaboration, mais à la productivité en elle-même. Ces tendances peuvent à la fois générer des sentiments négatifs, comme l’isolement, la solitude ou l’irritabilité et en même temps être des freins à la productivité, empêchant les salariés de se focaliser positivement et constructivement sur leur travail. Le gain en flexibilité personnelle pourrait-il se traduire en perte de flexibilité et de productivité pour l’organisation ?
Sentiment d’appartenance
L’attractivité d’un employeur et le sentiment d’appartenance sont traditionnellement liés à un mélange d’attachement physique (lieu de travail, liens administratifs), humain (coéquipiers, projets communs ou événements internes, le temps passé) et managérial (mentoring, accompagnement, proximité). La manière dont chaque organisation s’approprie ces éléments définit ses contours. Le télétravail rompt avec ces attachements (plus de lieu physique, liens administratifs réduits a minima – pas d’horaires, pas d’espace ni de matériel commun – absence d’événements et relations humaines réduites au minimum virtuel).
Ce sentiment d’appartenance est également fondé sur les relations entre paires : le mentoring, l’accompagnement, la transmission de connaissances transversales et les modes et langages propres à l’entreprise. Ces échanges donnent du sens au travail au sein d’une organisation (versus travail free-lance), permettent une intégration et adaptation plus facile des nouvelles équipes et encouragent le sentiment de groupe.
C’est alors que la question de l’attractivité, et des liens que l’organisation va tisser avec ses équipes actuelles et futures se pose. Il devient capital de mener une réflexion autour de l’identité, de la culture de l’organisation et la manière dont ses valeurs vont s’incarner, se transmettre et vivre dans ce nouvel « environnement » mixte de travail.
Les évolutions dans les modes de travail changent les comportements des salariés et leurs interactions. La remise en cause de l’image de l’entreprise s’accélère. Il ne s’agit plus d’un lieu physique où on passe un certain nombre d’heures fixes par jour avec l’objectif d’accomplir des tâches et de poursuivre une carrière.
Avec l’adoption du travail à distance (temporaire ou permanent), les changements de comportement s’accompagnent d’un changement de regard, des attentes et des volontés vis-à-vis des organisations et du travail en lui-même. Cette problématique est essentiellement liée à une réflexion autour de la culture de l’organisation et de la création de lien. Il est donc question d’accompagner ces évolutions par une interrogation autour de la proposition de valeur de l’entreprise, et sa culture.
Que cela signifie la fin ou pas de l’organisation du travail tel que nous la connaissons, la massification actuelle du travail à distance crée des challenges pour les individus et les organisations. Cela nous oblige à faire évoluer également les recherches autour de la culture des organisations, la relation entre travailleurs et organisations, ainsi que le rapport en soi au travail.