Une intégration mutualisée de l’IA : quel rôle pour les coopératives ?
L’IA s’impose comme une transformation majeure pour l’ensemble des secteurs d’activité, mais son développement reste largement dominé par un petit nombre de très grands acteurs technologiques. Dans ce contexte, les coopératives apparaissent comme une alternative organisationnelle susceptible d’offrir un modèle plus démocratique et mutualisé pour le déploiement de l’IA, en particulier dans des secteurs traditionnellement éloignés des nouvelles technologies de l’information et la communication, comme le BTP ou l’agroalimentaire.
Un modèle alternatif de développement de l’IA
Un article récent publié par Scholz et Tortorici dans la Harvard Business Review (juin 2025) identifie cinq leviers par lesquels les coopératives peuvent façonner l’avenir de l’IA :
- la gouvernance démocratique des données
- la connexion entre recherche et besoins communautaires
- la formation des membres
- la mise en place de modèles de propriété collective
- l’alignement des technologies sur des objectifs collectifs
Ce cadre propose un rééquilibrage du pouvoir technologique vers les collectifs et les utilisateurs finaux qui se traduit par un changement de logique : plutôt que de concentrer le contrôle des technologies sur les fournisseurs de service, le modèle coopératif vise les utilisateurs eux-mêmes. Dans ce sens, le modèle évoque l’implication des membres des coopératives dans les décisions liées à la collecte de données, à l’entraînement des modèles, et à l’utilisation des résultats. Ils participent à la gouvernance, définissent les objectifs des outils développés, et peuvent décider collectivement de la manière dont les données sont utilisées.

Selon les auteurs, cette dynamique pourrait favoriser l’émergence de solutions adaptées aux réalités concrètes des secteurs concernés.
L’acculturation à l’IA via les coopératives
L’acculturation à l’IA constitue un enjeu important, notamment pour les secteurs traditionnellement éloignés des dynamiques des NTIC, comme l’agriculture ou encore le BTP. De nombreuses études mettent en lumière les freins persistants : faible niveau de formation, méconnaissance des outils, ou absence d’infrastructures adaptées.
A titre d’exemple, une étude de Patil et al. (2024) menée auprès de 161 agriculteurs montre que si 78% des personnes interrogées connaissent l’existence de solutions basées sur l’IA (comme les outils de prévision météo, les capteurs connectés ou l’analyse de rendement), seuls 19% les utilisent effectivement dans leurs pratiques quotidiennes. Les auteurs identifient comme principaux freins : le manque de formation technique, la complexité perçue des outils et une faible confiance dans la pertinence locale des solutions proposées.
Dans ce contexte, les coopératives apparaissent comme des structures facilitatrices, avec un rôle dans la diffusion des technologies numériques. Une étude conduite en Chine par Gao et al. (2023) révèle que l’appartenance à une coopérative améliore l’adoption de technologies vertes, en permettant aux agriculteurs d’accéder à une information plus claire, à des formations mutualisées, et à une réduction des risques liés à l’investissement individuel.
En Europe, marquée par l’hétérogénéité des exploitations, une étude a montré que certains facteurs favorisent la digitalisation des membres des coopératives, comme une meilleure structuration interne, une offre de services IT intégrée et un accompagnement institutionnel (Wang et Xu, 2025). Pour répondre à cette diversité, certaines coopératives ont mis en place des outils de diagnostic numérique. Les recherches soulignent l’importance d’évaluer la maturité digitale sur la base d’indicateurs collectifs, ce qui permet aux coopératives agricoles de définir une feuille de route technologique réaliste et adaptée à leurs besoins. L’objectif est d’aligner investissements, montée en compétences et priorités stratégiques de manière collaborative.
En France par exemple, la coopérative agricole Terrena s’est engagée dès 2017 dans une stratégie de “Nouvelle agriculture” intégrant progressivement des outils d’agriculture de précision et d’analyse de données. En 2023, Terrena a lancé un programme interne de formation aux outils numériques (capteurs, cartographie, tableaux de bord IA) destiné aux technico-commerciaux et aux agriculteurs membres. Le programme a été conçu en partenariat avec des startups du secteur de l’agro et des instituts techniques. Cela a permis d’aboutir à une adoption mesurée mais croissante de solutions d’analyse prédictive pour les apports azotés, avec des retours positifs sur la prise de décision agronomique et la confiance dans les technologies.
Cette initiative illustre l’importance du maillon coopératif pour rendre l’IA non seulement accessible, mais utile. La présence d’intermédiaires humains formés, l’ancrage territorial et la confiance entre membres permettent une appropriation progressive.
La mutualisation des ressources et des compétences
Historiquement, les coopératives agricoles ont permis la mutualisation d’équipements coûteux, via les CUMA (Coopératives d’utilisation de matériel agricole). Ce principe peut être transposé à l’IA : des modèles mutualisés pourraient être entraînés collectivement pour répondre à des besoins sectoriels partagés.
Dans le secteur agroalimentaire, plusieurs expérimentations d’IA collaborative permettent à des exploitants de partager leurs données agricoles (par exemple sur les rendements, les traitements ou les conditions climatiques) afin d’améliorer collectivement leurs prédictions. Ces pratiques démontrent que les performances des modèles ainsi mutualisés peuvent être supérieures à celles développées isolément. Des travaux sur l’apprentissage fédéré entre silos (Durrant et al. 2022) montrent qu’il est possible d’entraîner un modèle commun sans transférer les données brutes, ce qui est particulièrement adapté à des coopératives de petite taille ou soucieuses de la protection des données. En l’occurrence, elle propose un modèle de prédiction du rendement de soja, dans l’objectif de contribuer à l’amélioration des performances prédictives par rapport à des modèles entraînés sur des sources isolées. Cette approche illustre le recours à une infrastructure technologique de mutualisation particulièrement adaptée au secteur agricole, où les données locales sont fragmentées et souvent sensibles.
Une gouvernance éthique des données
Les « data cooperatives », modèles de coopératives centrées sur le partage et le contrôle collectif des données, sont de plus en plus étudiées (Mendonça et al. preprint). Elles offrent une alternative à la captation des données personnelles par les grandes plateformes. Le principe en est simple : les membres décident ensemble des finalités de l’utilisation des données, de leur mise à disposition, et de la redistribution de la valeur créée.
Ce modèle s’avère pertinent pour les coopératives du BTP, où la collecte de données de chantier (temps de travail, consommation d’énergie, incidents) pourrait être mise en commun pour améliorer la prévention, la planification ou la maintenance prédictive. Cela suppose toutefois une gouvernance forte, des outils interopérables, et une implication active des membres.
Enjeux et limites de la coopération technologique
Si le modèle coopératif apporte des garanties en termes de transparence et d’identification des opportunités, il est bien connu qu’il n’est pas sans difficultés. Plusieurs recherches soulignent les obstacles organisationnels : manque de compétences techniques, hétérogénéité des systèmes d’information, faible mobilisation des membres. Par ailleurs, les investissements initiaux pour le développement des outils mutualisés reste élevé et difficiles à porter.
Au-delà des aspects opérationnels, les coopératives se trouvent aujourd’hui à l’intersection d’un débat sociétal sur la gouvernance éthique de l’intelligence artificielle. Comme le souligne l’article de Scholz et Tortorici, ces structures ont le potentiel de créer un nouveau rapport entre citoyens, données et systèmes algorithmiques, en instaurant des principes de transparence, de contrôle et de finalité. Les initiatives identifiées notamment en Europe du Nord, montrent que des coopératives agricoles ou énergétiques peuvent développer des plateformes d’IA partagées, avec un retour sur investissement positif sous 3 à 5 ans. Cependant, il en reste des enjeux majeurs en termes d’accompagnement, de formation et de collaboration entre réseaux.
En bref, Scholz et Tortorici rappellent que la participation des coopératives à la transition numérique n’est pas seulement une opportunité structurelle mais qu’elle peut constituer un élément central pour la diffusion des technologies et l’élargissement des opportunités.
La mutualisation des compétences et des ressources et la formation des membres vont dans le sens d’une gouvernance éthique qui contribue à diffuser les bonnes pratiques au niveau territorial. Le modèle coopératif pourrait ainsi s’ouvrir à un nouveau rôle charnière dans l’intégration des outils d’IA et la gouvernance des données.
RÉFÉRENCES
Scholz T., Tortorici S. (2025) 5 Ways Cooperatives Can Shape the Future of AI, HBR
Notre rapport récent sur les technologies dans le secteur de l’agriculture : https://artimon.fr/perspectives/innovation-et-transformation-numerique-dans-lagroalimentaire/
Pour apprendre plus sur les coopératives agricoles et la transformation numérique du secteur :
Dong, C., Wang, H., Long, W., Ma, J., & Cui, Y. (2023). Can Agricultural Cooperatives Promote Chinese Farmers’ Adoption of Green Technologies?. International journal of environmental research and public health, 20(5), 4051.
Durrant A., Markovic M., Matthews D., May D., Enright J., Leontidis G., (2022), The role of cross-silo federated learning in facilitating data sharing in the agri-food sector, Computers and Electronics in Agriculture, vol. 193.
Jorge-Vázquez, J., Chivite-Cebolla, M. P., & Salinas-Ramos, F. (2021). The Digitalization of the European Agri-Food Cooperative Sector. Determining Factors to Embrace Information and Communication Technologies. Agriculture, 11(6), 514.
Ma, X., Ren, T., & Islam, S. M. N. (2024). Multi-Party Collaboration in Agricultural Green Technology Innovation and Adoption: An Evolutionary Game Approach. Sustainability, 16(23).
Mendonça F., DiMarzo G. et Abdennadher N. (2025), Data Cooperatives: Democratic Models for Ethical Data Stewardship, preprint
Sánchez-Navarro, J.L., Arcas-Lario, N., Bijman, J. et al. (2024) The role of agricultural cooperatives in mitigating opportunism in the context of complying with sustainability requirements: empirical evidence from Spain. Agric Econ 12, 40.
Wang, G., & Xu, M. (2025). Effect of cooperative membership on farmers’ technology adoption based on the mediating effects of technology cognition. Heliyon, 11(2).