Marché des véhicules autonomes : quelle place pour les opérateurs du réseau de transport en commun ?
Point de vue de Benjamin JOLIVIERE, chef de projet Évaluation des Véhicules Autonomes (EVA) au sein de la RATP
Au cœur des évolutions technologiques, et poussé par la quête concurrentielle du dernier bijou technique, le marché des véhicules autonomes n’est plus une niche. Aujourd’hui, les freins au développement en masse de l’autonomie sont d’ordres règlementaire et budgétaire, plutôt que technique. Et les perspectives du secteur sont parlantes : aux USA, Allied Market Research projette une croissance de 39% par an d’ici 2026.
Dans ce contexte, les rôles et enjeux stratégiques des constructeurs et équipementiers sont relativement clairs. Cependant, il est moins aisé d’anticiper les impacts d‘une arrivée en masse des véhicules autonomes sur les exploitants. Quels sont les enjeux de l’autonome pour les opérateurs de transport en commun ? Que peut apporter cette technologie au service public et comment s’insère-t-elle dans le paysage existant de l’offre de transport de masse ?
Depuis 2018, Artimon Transports accompagne la RATP dans le pilotage des projets d’expérimentation autour des véhicules autonomes. Benjamin Jolivière nous éclaire sur ce marché et nous donne des pistes.
Surveiller, expérimenter, tester et recommencer
Pour un issu des filières d’exploitation des réseaux tel que Benjamin Jolivière, le mot d’ordre pour s’intégrer et être aux avant-postes dans ce marché innovant est : l’expérimentation. Tout imprévu (comme une chute de neige à Paris) se transforme en opportunité pour tester la technologie : « nous ne pouvons pas encore parler d’exploitation, car nous ne pouvons pas nous appuyer sur un cadre réglementaire précis et défini. Il n’est pas écrit ».
Son positionnement sur le marché des véhicules autonomes est fidèle à l’identité de la RATP : opérateur et exploitant. « Nous ne participons pas à la chaîne de production, mais on la maîtrise car nous sommes responsables de la sécurité des usagers auxquels on propose le service ». L’équipe négocie les contrats avec de nombreux prestataires et fournisseurs, surveille la technologie, la teste et propose des ajustements. Et ce, quel que soit le produit : « nous recevons les véhicules sur une piste privée et faisons les vérifications de sécurité générale, cybersécurité et tout ce qui est de l’ordre du normatif. Si les tests sont validés, nous passons au déploiement sur site pour maîtriser le véhicule et proposer, si nécessaire, les contremesures ». Maîtriser la chaîne de production tout en étant extérieur et garantir la sécurité des usagers, voilà le défi majeur des équipes EVA.
Exploitant : comment s’inscrire dans le marché des véhicules autonomes ?
Cette démarche de recherche et d’expérimentation est centrée autour de 3 produits : la voiture, la navette et le bus autonome. Question de taille… « Évidemment que nous regardons ce qui se fait sur le marché de la voiture autonome. C’est une surveillance qui nous permet de connaître les stratégies des capteurs, de localisation, de navigation… Le regard porté sur ce segment d’offre est purement technique, parce que nos usages de l’autonomie sont forcément collectifs ». Une veille qui permet aux équipes de connaître les conditions techniques et sécuritaires d’une technologie émergente, en vue de maîtriser les caractéristiques des produits collectifs qui sont leur cible : les navettes et les bus autonomes.
Navettes et bus : de l’autonomie pour tous
La réglementation actuelle ne permet pas le 100% autonome. Ainsi, les expérimentations en cours concernent des véhicules avec une autonomie de niveau 3 ou 4. Cela signifie le maintien d’un opérateur à bord (le safety driver) prêt à intervenir en cas de besoin, mais la conduite sur des portions de trajet entières reste totalement autonome (sans intervention humaine).
A ce jour, la navette RATP n’est pas destinée à devenir un robot taxi, mais plutôt à faire la desserte interne dans des sites privés, ou ce que Benjamin aime appeler le principe de ‘Center Parc’ : « des environnements particuliers dans un site fermé, des parcours inférieurs à 5km, des vitesses inférieures à 30km/h et un dispatch à faire autour d’un pôle. Le défi est d’arriver au point de dispatch alors qu’on est dans une zone de rencontre, avec des piétons, des trottinettes…». Ce modèle est en test au bois de Vincennes, avec une section qui simule une voie de bus sans interaction, et une autre partie fermée à la circulation mais au milieu de modes actifs, comme les patinettes, les piétons ou les vélos.
La navette autonome RATP au bois de Vincennes (crédit photo RATP)
D’autre part, il y a le bus autonome. « Très vite, nous allons tester des produits sur une piste privée et sur la ligne de bus 393, en Val-de-Marne, atteignant un niveau 3 d’autonomie. L’idée à terme est d’insérer le bus autonome dans le trafic de la ligne commerciale tout en améliorant la sécurité des usagers et autres conducteurs. En effet, les technologies autonomes permettent à court terme la mise en place d’aide à la conduite tels que la détection d’angles morts, ou des régulateurs de vitesse ». Atteignant des vitesses relativement importantes sur un parcours mitoyen aux routes, les enjeux sont d’une autre taille : « il faut monter d’un cran en termes d’exigence. La ligne 393 transporte 55 000 voyageurs par an ! Le volume de voyageurs n’étant pas le même, les enjeux de sécurité ne le sont pas non plus ! ».
Du dernier kilomètre au transport de masse, tout en sécurité
En l’absence de cadre normatif arrêté et en évolution, la position de la RATP est sur l’expérimentation et la sécurité. « On part du principe que c’est le début d’une innovation. Il y aura donc des ajustements en permanence. Pour construire les autorisations et les analyses de risque, nous nous appuyons sur des avis tiers et ne nous contentons pas du déclaratif. Notre position est de réaliser des expérimentations et se mettre en situation dans un environnement maîtrisé. On essaie, et c’est notre cible ».
A travers les expérimentations, la navette et le bus deviennent complémentaires, répondant à des problématiques différentes. La première répond à la problématique du dernier (ou premier) kilomètre : « c’est une solution agréable pour des motifs de loisir, de confort, et pour répondre à l’absence de transport en commun sur des trajets ou des besoins spécifiques ». Les expérimentations en cours dans le bois de Vincennes confirment l’hypothèse. Dans cet environnement mixte, la navette permet la desserte du parc, parcourant le dernier kilomètre entre la ligne 1 du métro et l’entrée du bois. Des prochaines expérimentations vers le centre-ville de Vincennes permettront de pousser plus loin le test de la navette « dans un modèle différent, sans protection, dans un environnement apaisé avec des vitesses entre 10 et 30km/h, sur du pavé et entre les pistes cyclables ».
Quant au bus, « on est dans une économie de flux, on parle de volume. Cela permet de répondre à des problématiques autres comme les heures de pointe ». Les enjeux sont de performance, de ponctualité et de minimisation des risques d’accident. C’est ainsi que la RATP compte sur cette technologie pour compléter l’offre de transport existante. L’autonomie leur permet de répondre à des besoins en termes de flux, de sécurité et de distances non couvertes.
Le travail sur l’infrastructure, la clé pour une autonomie réussie
Les tests sont donc très positifs. Néanmoins, au sein du pôle EVA, on reste prudent sur le futur de l’autonomie car certains segments d’offre sont plus difficiles à transformer. « Le marché intermédiaire, comme le bus parisien, sera le dernier à être automatisé, si jamais il l’est. Car l’environnement est beaucoup plus complexe à gérer. Quand l’intelligence n’est plus dans le véhicule, elle l’est dans l’infrastructure ».
Or, l’environnement parisien est très particulier et laisse peu de possibilités pour travailler avec l’infrastructure. Des trajets courts, des aléas nombreux et un mix de circulation rendent difficile l’amélioration des conditions de circulation pour les véhicules autonomes. Comment travailler, par exemple, l’échange voyageur sur des espaces très réduits et avec une visibilité souvent suboptimale. « On amènera des briques d’autonomie pour améliorer le confort, faciliter la ponctualité ou minimiser les risques d’accident. Mais aller vers des produits autonomes sans infrastructure est compliqué ».
Les véhicules autonomes, complémentaires de l’offre existante
Parallèlement à la recherche technique autour des produits, l’équipe de Benjamin mène une réflexion sur l’intégration de ces nouveaux modes de transport dans l’écosystème existant. « Pour cela, il faut faire remonter les informations et donner au voyageur les bons outils. Le mot d’ordre est l’information voyageur ».
Au-delà de la réflexion stratégique de la RATP autour du MaaS (Mobility as a Service), l’équipe EVA s’interroge à la fois sur le pilotage de l’ensemble de la flotte et sur le flux d’information. « Nous avons un rôle d’évangélisation, voire de travail du cadre normatif. C’est le vrai enjeu en tant qu’opérateur de transport, et c’est pour cela qu’on insiste sur nos produits et nos expérimentations : en tant qu’exploitant nous devons avoir le bon produit, travailler sur l’information voyageur et la normalisation de cette information ». Le challenge est de taille : transmettre aux voyageurs une masse d’information disparate en temps réel et la mettre à disposition dans une seule porte d’entrée.
En conclusion, le travail de cette « start-up du bout du couloir » interne à la RATP est intégral : « évaluer le produit, le mettre en sécurité et donner l’information au voyageur ». Avec ces objectifs ambitieux, l’équipe réagit et permet à la RATP de s’adapter aux évolutions du secteur du transport. C’est aussi une manière de s’inscrire dans la démarche des smart cities, de répondre aux besoins des citoyens, et d’intégrer les évolutions technologiques les plus récentes en restant fidèle à son cœur de métier : piloter et opérer une flotte de véhicules de transport. Il reste à savoir si ces expérimentations seront suffisantes pour consolider la place du transport en commun en centre-ville face à la démocratisation de l’autopartage et des mobilités douces rendues possibles par l’autonomie.
Propos recueillis par Josefina GIMENEZ